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История кавалера де Грие и Манон Леско = Ніstoire du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut

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Mon fr?re avait ? Saint-Denis une ch?ise ? deux dans laquelle nous part?mes de grand matin, et nous arriv?mes chez nous le lendemain au soir. Il vit mon p?re avant moi, pour le prеvenir en ma faveur en lui apprenant avec quelle douceur je m’еtais laissе conduire ; de sorte que j’en fus re?u moins durement que je ne m’y еtais attendu. Il se contenta de me faire quelques reproches gеnеraux sur la faute que j’avais commise en m’absentant sans sa permission. Pour ce qui regardait ma ma?tresse, il me dit que j’avais bien mеritе ce qui venait de m’arriver, en me livrant ? une inconnue ; qu’il avait eu meilleure opinion de ma prudence ; mais qu’il espеrait que cette petite aventure me rendrait plus sage. Je ne pris ce discours que dans le sens qui s’accordait avec mes idеes. Je remerciai mon p?re de la bontе qu’il avait de me pardonner, et je lui promis de prendre une conduite plus soumise et plus rеglеe. Je triomphais au fond du cCur ; car, de la mani?re dont les choses s’arrangeaient, je ne doutais point que je n’eusse la libertе de me dеrober de la maison m?me avant la fin de la nuit.

On se mit ? table pour souper ; on me railla sur ma conqu?te d’Amiens et sur ma fuite avec cette fid?le ma?tresse. Je re?us les coups de bonne gr?ce ; j’еtais m?me charmе qu’il me f?t permis de m’entretenir de ce qui m’occupait continuellement l’esprit ; mais quelques mots l?chеs par mon p?re me firent pr?ter l’oreille avec la derni?re attention. Il parla de perfidie et de service intеressе rendu par M. de B***. Je demeurai interdit en lui entendant prononcer ce nom, et je le priai humblement de s’expliquer davantage. Il se tourna vers mon fr?re, pour lui demander s’il ne m’avait pas racontе toute l‘histoire. Mon fr?re lui rеpondit que je lui avais paru si tranquille sur la route, qu’il n’avait pas cru que j’eusse besoin de ce rem?de pour me guеrir de ma folie. Je remarquai que mon p?re balan?ait s’il ach?verait de s’expliquer. Je l’en suppliai si instamment, qu’il me satisfit, ou plut?t qu’il m’assassina cruellement par le plus horrible de tous les rеcits.

Il me demanda d’abord si j’avais toujours eu la simplicitе de croire que je fusse aimе de ma ma?tresse. Je lui dis hardiment que j’en еtais si s?r, que rien ne pouvait m’en donner la moindre dеfiance. « Ha ! ha ! ha ! s’еcria-t-il en riant de toute sa force, cela est excellent ! Tu es une jolie dupe, et j’aime ? te voir dans ces sentiments-l?. C’est grand dommage, mon pauvre chevalier, de te faire entrer dans l’ordre de Malte, puisque tu as tant de disposition ? faire un mari patient et commode. » Il ajouta mille railleries de cette force sur ce qu’il appelait ma sottise et ma crеdulitе.

Enfin, comme je demeurais dans le silence, il continua de me dire que, suivant le calcul qu’il pouvait faire du temps depuis mon dеpart d’Amiens, Manon m’avait aimе environ douze jours : « Car, ajouta-t-il, je sais que tu partis d’Amiens le 28 de l’autre mois ; nous sommes au 29 du prеsent ; il y en a onze que monsieur de B*** m’a еcrit ; je suppose qu’il lui en ait fallu huit pour lier une parfaite connaissance avec ta ma?tresse ; ainsi, qui ?te onze et huit de trente-un jours qu’il y a depuis le 28 d’un mois jusqu’au 29 de l’autre, reste douze, un peu plus ou moins. » L?-dessus les еclats de rire recommenc?rent.

Je n’eus pas la force de soutenir plus longtemps un discours dont chaque mot m’avait percе le cCur. Je me levai de table, et je n’avais pas fait quatre pas pour sortir de la salle que je tombai sur le plancher, privе de sentiment et de connaissance. On me les rappela par de prompts secours. J’ouvris les yeux pour verser un torrent de pleurs, et la bouche pour profеrer les plaintes les plus tristes et les plus touchantes. Mon p?re, qui m’a toujours aimе tendrement, s’employa avec toute son affection pour me consoler. Je l’еcoutais, mais sans l’entendre. Je me jetai ? ses genoux ; je le conjurai, en joignant les mains, de me laisser retourner ? Paris, pour aller poignarder de B***. « Non, disais-je, il n’a pas gagnе le cCur de Manon ; il lui a fait violence, il l’a sеduite par un charme ou par un poison ; il l’a peut-?tre forcеe brutalement. Manon m’aime. Ne le sais-je pas bien ? Il l’aura menacеe, le poignard ? la main, pour la contraindre de m’abandonner. Que n’aura-t-il pas fait pour me ravir une si charmante ma?tresse ! ? dieux ! dieux ! serait-il possible que Manon m’e?t trahi et qu’elle e?t cessе de m’aimer ? »

Comme je parlais toujours de retourner promptement ? Paris, et que je me levais m?me ? tous moments pour cela, mon p?re vit bien que, dans le transport o? j’еtais, rien ne serait capable de m’arr?ter. Il me conduisit dans une chambre haute, o? il laissa deux domestiques avec moi, pour me garder ? vue. Je ne me possеdais point ; j’aurais donnе mille vies pour ?tre seulement un quart d’heure ? Paris. Je compris que, m’еtant dеclarе si ouvertement, on ne me permettrait pas aisеment de sortir de ma chambre. Je mesurai des yeux la hauteur des fen?tres. Ne voyant nulle possibilitе de m’еchapper par cette voie, je m’adressai doucement ? mes deux domestiques. Je m’engageai, par mille serments, ? faire un jour leur fortune, s’ils voulaient consentir ? mon еvasion. Je les pressai, je les caressai, je les mena?ai ; mais cette tentative fut encore inutile. Je perdis alors toute espеrance ; je rеsolus de mourir, et je me jetai sur un lit avec le dessein de ne le quitter qu’avec la vie. Je passai la nuit et le jour suivant dans cette situation. Je refusai la nourriture qu’on m’apporta le lendemain.

Mon p?re vint me voir l’apr?s-midi. Il eut la bontе de flatter mes peines par les plus douces consolations. Il m’ordonna si absolument de manger quelque chose, que je le fis par respect pour ses ordres. Quelques jours se pass?rent, pendant lesquels je ne pris rien qu’en sa prеsence et pour lui obеir. Il continuait toujours de m’apporter les raisons qui pouvaient me ramener au bon sens et m’inspirer du mеpris pour l’infid?le Manon.

Je reconnaissais trop clairement qu’il avait raison. C’еtait un mouvement involontaire qui me faisait prendre ainsi le parti de mon infid?le. « Hеlas ! repris-je apr?s un moment de silence, il n’est que trop vrai que je suis le malheureux objet de la plus l?che de toutes les perfidies. Oui, continuai-je en versant des larmes de dеpit, je vois bien que je ne suis qu’un enfant. Ma crеdulitе ne leur so?tait gu?re ? tromper. Mais je sais bien ce que J’ai ? faire pour me venger. » Mon p?re voulut savoir quel еtait mon dessein : « J’irai ? Paris, lui dis-je, je mettrai le feu ? la maison de B***, et je le br?lerai tout vif avec la perfide Manon. « Cet emportement fit rire mon p?re, et ne servit qu’? me faire garder plus еtroitement dans ma prison.

J’y passai six mois entiers, pendant le premier desquels il y eut peu de changement dans mes dispositions. Tous mes sentiments n’еtaient qu’une alternative perpеtuelle de haine et d’amour, d’espеrance ou de dеsespoir, selon l’idеe sous laquelle Manon s’offrait ? mon esprit. Tant?t je ne considеrais en elle que la plus aimable de toutes les filles, et je languissais du dеsir de la revoir ; tant?t je n’y apercevais qu’une l?che et perfide ma?tresse, et je faisais mille serments de ne la chercher que pour la punir.

Tiberge vint me voir un jour dans ma prison. Je fus surpris du transport avec lequel il m’embrassa. Je n’avais point encore eu de preuves de son affection, qui pussent me la faire regarder autrement que comme une simple amitiе de coll?ge, telle qu’elle se forme entre des jeunes gens qui sont ? peu pr?s du m?me ?ge. Je le trouvai si changе et si formе depuis cinq ou six mois que j’avais passеs sans le voir, que sa figure et le ton de son discours m’inspir?rent du respect. Il me parla en conseiller sage plut?t qu’en ami d’еcole. Il plaignit l’еgarement o? j’еtais tombе. Il me fеlicita de ma guеrison, qu’il croyait avancеe ; enfin il m’exhorta ? profiter de cette erreur de jeunesse pour ouvrir les yeux sur la vanitе des plaisirs. Je le regardai avec еtonnement. Il s’en aper?ut.

Il me raconta qu’apr?s s’?tre aper?u que je l’avais trompе et que j’еtais parti avec ma ma?tresse, il еtait montе ? cheval pour me suivre ; mais qu’ayant sur lui quatre ou cinq heures d’avance, il lui avait еtе impossible de me joindre ; qu’il еtait arrivе nеanmoins ? Saint-Denis une demi-heure apr?s mon dеpart ; qu’еtant bien certain que je me serais arr?tе ? Paris, il y avait passе six semaines ? me chercher inutilement ; qu’il allait dans tous les lieux o? il se flattait de pouvoir me trouver, et qu’un jour enfin il avait reconnu ma ma?tresse ? la Comеdie ; qu’elle y еtait dans une parure si еclatante, qu’il s’еtait imaginе qu’elle devait cette fortune ? un nouvel amant ; qu’il avait suivi son carrosse jusqu’? sa maison, et qu’il avait appris d’un domestique qu’elle еtait entretenue par les libеralitеs de M. de B***. « Je ne m’arr?tai point l?, continua-t-il ; j’y retournai le lendemain pour apprendre d’elle-m?me ce que vous еtiez devenu. Elle me quitta brusquement, lorsqu’elle m’entendit parler de vous, et je fus obligе de revenir en province sans aucun autre еclaircissement. J’y appris votre aventure et la consternation extr?me qu’elle vous a causеe ; mais je n’ai pas voulu vous voir sans ?tre assurе de vous trouver plus tranquille.

– Vous avez donc vu Manon ? lui rеpondis-je en soupirant. Hеlas ! vous ?tes plus heureux que moi, qui suis condamnе ? ne la revoir jamais ! Il me fit des reproches de ce soupir qui marquait encore de la faiblesse pour elle. Il me flatta si adroitement sur la bontе de mon caract?re et sur mes inclinations, qu’il me fit na?tre, d?s cette premi?re visite, une forte envie de renoncer comme lui ? tous les plaisirs du si?cle pour entrer dans l’еtat ecclеsiastique.

Je go?tai tellement cette idеe, que, lorsque je me trouvai seul, je ne m’occupai plus d’autre chose. Je me rappelai les discours de M. l’Еv?que d’Amiens, qui m’avait donnе le m?me conseil, et les prеsages heureux qu’il avait formеs en ma faveur, s’il m’arrivait d’embrasser ce parti. La piеtе se m?la aussi dans mes considеrations. Je m?nerai une vie sage et chrеtienne, disais-je ; je m’occuperai de l’еtude et de la religion, qui ne me permettront point de penser aux dangereux plaisirs de l’amour. Je mеpriserai ce que le commun des hommes admire ; et comme je sens assez que mon cCur ne dеsirera que ce qu’il estime, j’aurai aussi peu d’inquiеtudes que de dеsirs.

Je formai l?-dessus, d’avance, un syst?me de vie paisible et solitaire. J’y faisais entrer une maison еcartеe, avec un petit bois et un ruisseau d’eau douce au bout du jardin, une biblioth?que composеe de livres choisis, un petit nombre d’amis vertueux et de bon sens, une table propre, mais frugale et modеrеe. J’y joignais un commerce de lettres avec un ami qui ferait son sеjour ? Paris, et qui m’informerait des nouvelles publiques, moins pour satisfaire ma curiositе que pour me faire un divertissement des folles agitations des hommes. Ne serai-je pas heureux ? ajoutais-je ; toutes mes prеtentions ne seront-elles point remplies ? Il est certain que ce projet flattait extr?mement mes inclinations. Mais ? la fin d’un si sage arrangement, je sentais que mon cCur attendait encore quelque chose, et que pour n’avoir rien ? dеsirer dans la plus charmante solitude, il fallait y ?tre avec Manon.

Cependant, Tiberge continuant de me rendre de frеquentes visites pour me fortifier dans le dessein qu’il m’avait inspirе, je pris l’occasion d’en faire l’ouverture ? mon p?re. Il me dеclara que son intention еtait de laisser ses enfants libres dans le choix de leur condition, et que, de quelque mani?re que je voulusse disposer de moi, il ne se rеservait que le droit de m’aider de ses conseils. Il m’en donna de fort sages, qui tendaient moins ? me dеgo?ter de mon projet qu’? me le faire embrasser avec connaissance.

Le renouvellement de l’annеe scolastique approchait. Je convins avec Tiberge de nous mettre ensemble au sеminaire de Saint-Sulpice, lui pour achever ses еtudes de thеologie, et moi pour commencer les miennes. Son mеrite, qui еtait connu de l’еv?que du dioc?se, lui fit obtenir de ce prеlat un bеnеfice considеrable avant notre dеpart.

Mon p?re, me croyant tout ? fait revenu de ma passion, ne fit aucune difficultе de me laisser partir. Nous arriv?mes ? Paris ; l’habit ecclеsiastique prit la place de la croix de Malte, et le nom d’abbе des Grieux celle de chevalier.

J’avais passе pr?s d’un an ? Paris sans m’informer des affaires de Manon. Il m’en avait d’abord co?tе beaucoup pour me faire cette violence ; mais les conseils toujours prеsents de Tiberge et mes propres rеflexions m’avaient fait obtenir la victoire. Les derniers mois s’еtaient еcoulеs si tranquillement, que je me croyais sur le point d’oublier еternellement cette charmante et perfide crеature. Le temps arriva auquel je devais soutenir un exercice public devant l’еcole de thеologie ; je fis prier plusieurs personnes de considеration de m’honorer de leur prеsence. Mon nom fut ainsi rеpandu dans tous les quartiers de Paris ; il alla jusqu’aux oreilles de mon infid?le. Elle ne le reconnut pas avec certitude sous le titre d’abbе ; mais un reste de curiositе, ou peut-?tre quelque repentir de m’avoir trahi (je n’ai jamais pu dеm?ler lequel de ces deux sentiments), lui fit prendre intеr?t ? un nom si semblable au mien ; elle vint en Sorbonne avec quelques autres dames. Elle fut prеsente ? mon exercice, et sans doute qu’elle eut peu de peine ? me remettre.

Je n’eus pas la moindre connaissance de cette visite. On sait qu’il y a dans ces lieux des cabinets particuliers pour les dames, o? elles sont cachеes derri?re une jalousie. Je retournai ? Saint-Sulpice, couvert de gloire et chargе de compliments. Il еtait six heures du soir. On vint m’avertir, un moment apr?s mon retour, qu’une dame demandait ? me voir. J’allai au parloir sur-le-champ. Dieux ! quelle apparition surprenante ! j’y trouvai Manon. C’еtait elle, mais plus aimable et plus brillante que je ne l’avais jamais vue. Elle еtait dans sa dix-huiti?me annеe. Ses charmes surpassaient tout ce qu’on peut dеcrire : c’еtait un air si fin, si doux, si engageant ; l’air de l’Amour m?me ! Toute sa figure me parut un enchantement.

Je demeurai interdit ? sa vue ; et, ne pouvant conjecturer quel еtait le dessein de cette visite, j’attendais les yeux baissеs et avec tremblement, qu’elle s’expliqu?t. Son embarras fut pendant quelque temps еgal au mien ; mais voyant que mon silence continuait, elle mit la main devant ses yeux pour cacher quelques larmes. Elle me dit d’un ton timide qu’elle confessait que son infidеlitе mеritait ma haine ; mais que, s’il еtait vrai que j’eusse jamais eu quelque tendresse pour elle, il y avait eu aussi bien de la duretе ? laisser passer deux ans sans prendre soin de l’informer de mon sort, et qu’il y en avait beaucoup encore ? la voir dans l’еtat o? elle еtait en ma prеsence, sans lui dire une parole. Le dеsordre de mon ?me en l’еcoutant ne saurait ?tre exprimе.

Elle s’assit. Je demeurai debout, le corps ? demi tournе, n’osant l’envisager directement. Je commen?ai plusieurs fois une rеponse que je n’eus pas la force d’achever. Enfin je fis un effort pour m’еcrier douloureusement : « Perfide Manon ! Ah ! perfide ! perfide ! » Elle me rеpеta, en pleurant ? chaudes larmes, qu’elle ne prеtendait point justifier sa perfidie. « Que prеtendez-vous donc ? m’еcriai-je encore. Je prеtends mourir, rеpondit-elle, si vous ne me rendez votre cCur, sans lequel il est impossible que je vive. – Demande donc ma vie, infid?le ! repris-je en versant moi-m?me des pleurs que je m’effor?ai en vain de retenir ; demande ma vie, qui est l’unique chose qui me reste ? te sacrifier ; car mon cCur n’a jamais cessе d’?tre ? toi. »

? peine eus-je achevе ces derniers mots, qu’elle se leva avec transport pour venir m’embrasser. Elle m’accabla de mille caresses passionnеes. Elle m’appela par tous les noms que l’amour invente pour exprimer ses plus vives tendresses. Je n’y rеpondais encore qu’avec langueur. Quel passage, en effet, de la situation tranquille o? j’avais еtе, aux mouvements tumultueux que je sentais rena?tre ! J’en еtais еpouvantе. Je frеmissais, comme il arrive lorsqu’on se trouve la nuit dans une campagne еcartеe : on se croit transportе dans un nouvel ordre de choses ; on y est saisi d’une horreur secr?te, dont on ne se remet qu’apr?s avoir considеrе longtemps tous les environs.

Nous nous ass?mes l’un pr?s de l’autre. Je pris ses mains dans les miennes. « Ah ! Manon, lui dis-je en la regardant d’un Cil triste, je ne m’еtais pas attendu ? la noire trahison dont vous avez payе mon amour. Il vous еtait bien facile de tromper un coeur dont vous etiez la souveraine absolue, et qui mettait toute sa fеlicitе ? vous plaire et ? vous obеir. Dites-moi maintenant si vous en avez trouvе d’aussi tendres et d’aussi soumis. Non, non, la nature n’en fait gu?re de la m?me trempe que le mien. Dites-moi du moins si vous l’avez quelquefois regrettе. Quel fond dois-je faire sur ce retour de bontе qui vous ram?ne aujourd’hui pour le consoler ? Je ne vois que trop que vous ?tes plus charmante que jamais ; mais, au nom de toutes les peines que j’ai souffertes pour vous, belle Manon, dites-moi si vous serez plus fid?le. »

Elle me rеpondit des choses si touchantes sur son repentir, et elle s’engagea ? la fidеlitе par tant de protestations et de serments, qu’elle m’attendrit ? un degrе inexprimable.

O? trouver un barbare qu’un repentir si vif et si tendre n’e?t pas touchе ? Pour moi, je sentis dans ce moment que j’aurais sacrifiе pour Manon tous les еv?chеs du monde chrеtien. Je lui demandai quel nouvel ordre elle jugeait ? propos de mettre dans nos affaires. Elle me dit qu’il fallait sur-le-champ sortir du sеminaire et remettre ? nous arranger dans un lieu plus s?r. Je consentis ? toutes ses volontеs sans rеplique. Elle entra dans son carrosse pour aller m’attendre au coin de la rue. Je m’еchappai un moment apr?s sans ?tre aper?u du portier. Je montai avec elle. Nous pass?mes ? la friperie ; je repris les galons et l’еpеe. Manon fournit aux frais ; car j’еtais sans un sou, et, dans la crainte que je ne trouvasse de l’obstacle ? ma sortie de Saint-Sulpice, elle n’avait pas voulu que je retournasse un moment ? ma chambre pour y prendre mon argent. Mon trеsor d’ailleurs еtait mеdiocre, et elle assez riche des libеralitеs de B*** pour mеpriser ce qu’elle me faisait abandonner. Nous confеr?mes chez le fripier m?me sur le parti que nous allions prendre ?

Pour me faire valoir davantage le sacrifice qu’elle me faisait de B***, elle rеsolut de ne pas garder avec lui le moindre mеnagement. « Je veux lui laisser ses meubles, me dit-elle, ils sont ? lui ; mais j’emporterai, comme de justice, les bijoux et pr?s de soixante mille francs que j’ai tirеs de lui depuis deux ans. Je ne lui ai donnе nul pouvoir sur moi, ajouta-t-elle : ainsi, nous pouvons demeurer sans crainte ? Paris, en prenant une maison commode o? nous vivrons heureusement. »

Je lui reprеsentai que, s’il n’y avait point de pеril pour elle, il y en avait beaucoup pour moi, qui ne manquerais point t?t ou tard d’?tre reconnu, et qui serais continuellement exposе au malheur que j’avais dеj? essuyе. Elle me fit entendre qu’elle aurait du regret ? quitter Paris. Je craignais tant de la chagriner, qu’il n’y avait point de hasard que je ne mеprisasse pour lui plaire ; cependant nous trouv?mes un tempеrament raisonnable, qui fut de louer une maison dans quelque village voisin de Paris, d’o? il nous serait aisе d’aller ? la ville lorsque le plaisir ou le besoin nous y appellerait. Nous chois?mes Chaillot, qui n’en est pas еloignе. Manon retourna sur-le-champ chez elle. J’allai l’attendre ? la petite porte du jardin des Tuileries.

Elle revint, une heure apr?s, dans un carrosse de louage, avec une fille qui la servait et quelques malles o? ses habits et tout ce qu’elle avait de prеcieux еtaient renfermеs.

Nous ne tard?mes point ? regagner Chaillot. Nous loge?mes la premi?re nuit ? l’auberge, pour nous donner le temps de chercher une maison, ou du moins un appartement commode. Nous en trouv?mes, d?s le lendemain, un de notre go?t.

Mon bonheur me parut d’abord еtabli d’une mani?re inеbranlable. Manon еtait la douceur et la complaisance m?me. Elle avait pour moi des attentions si dеlicates, que je me crus trop parfaitement dеdommagе de toutes mes peines. Comme nous avions acquis tous deux un peu d’expеrience, nous raisonn?mes sur la soliditе de notre fortune. Soixante mille francs, qui faisaient le fonds de nos richesses, n’еtaient point une somme qui p?t s’еtendre autant que le cours d’une longue vie. Nous n’еtions pas disposеs d’ailleurs ? resserrer trop notre dеpense. La premi?re vertu de Manon, non plus que la mienne, n’еtait pas l’еconomie. Voici le plan que je lui proposai : « Soixante mille francs, lui dis-je, peuvent nous soutenir pendant dix ans. Deux mille еcus nous suffiront chaque annеe, si nous continuons de vivre ? Chaillot. Nous y m?nerons une vie honn?te, mais simple. Notre unique dеpense sera pour l’entretien d’un carrosse et pour les spectacles. Nous nous rеglerons. Vous aimez l’Opеra, nous irons deux fois la semaine. Pour le jeu, nous nous bornerons tellement, que nos pertes ne passeront jamais deux pistoles. Il est impossible que dans l’espace de dix ans il n’arrive point de changement dans ma famille ; mon p?re est ?gе, il peut mourir ; je me trouverai du bien, et nous serons alors au-dessus de toutes nos autres craintes. »

Cet arrangement n’e?t pas еtе la plus folle action de ma vie, si nous eussions еtе assez sages pour nous y assujettir constamment ; mais nos rеsolutions ne dur?rent gu?re plus d’un mois. Manon еtait passionnеe pour le plaisir ; je l’еtais pour elle : il nous naissait ? tous moments de nouvelles occasions de dеpense ; et, loin de regretter les sommes qu’elle employait quelquefois avec profusion, je fus le premier ? lui procurer tout ce que je croyais propre ? lui plaire. Notre demeure de Chaillot commen?a m?me ? lui devenir ? charge.

L’hiver approchait, tout le monde retournait ? la ville, et la campagne devenait dеserte. Elle me proposa de reprendre une maison ? Paris. Je n’y consentis point ; mais, pour la satisfaire en quelque chose, je lui dis que nous pouvions y louer un appartement meublе, et que nous y passerions la nuit lorsqu’il nous arriverait de quitter trop tard l’assemblеe o? nous allions plusieurs fois la semaine ; car l’incommoditе de revenir si tard ? Chaillot еtait le prеtexte qu’elle apportait pour le vouloir quitter. Nous nous donn?mes ainsi deux logements, l’un ? la ville et l’autre ? la campagne. Ce changement mit bient?t le dernier dеsordre dans nos affaires, en faisant na?tre deux aventures qui caus?rent notre ruine.

Manon avait un fr?re qui еtait garde du corps. Il se trouva malheureusement logе, ? Paris, dans la m?me rue que nous. Il reconnut sa sCur en la voyant le matin ? sa fen?tre. Il accourut aussit?t chez nous. C’еtait un homme brutal et sans principes d’honneur. Il entra dans notre chambre en jurant horriblement ; et comme il savait une partie des aventures de sa sCur, il l’accabla d’injures et de reproches.

J’еtais sorti un moment auparavant, ce qui fut sans doute un bonheur pour lui ou pour moi, qui n’еtais rien moins que disposе ? souffrir une insulte. Je ne retournai au logis qu’apr?s son dеpart. La tristesse de Manon me fit juger qu’il s’еtait passе quelque chose d’extraordinaire. Elle me raconta la sc?ne f?cheuse qu’elle venait d’essuyer et les menaces brutales de son fr?re. J’en eus tant de ressentiment, que j’eusse couru sur-le-champ ? la vengeance, si elle ne m’e?t arr?tе par ses larmes.

Pendant que je m’entretenais avec elle de cette aventure, le garde du corps rentra dans la chambre o? nous еtions, sans s’?tre fait annoncer. Je ne l’aurais pas re?u aussi civilement que je le fis, si je l’eusse connu ; mais, nous ayant saluеs d’un air riant, il eut le temps de dire ? Manon qu’il venait lui faire des excuses de son emportement ; qu’il l’avait crue dans le dеsordre, et que cette opinion avait allumе sa col?re ; mais que s’еtant informе qui j’еtais d’un de nos domestiques, il avait appris de moi des choses si avantageuses, qu’elles lui faisaient dеsirer de bien vivre avec nous.

Quoique cette information qui lui venait d’un de mes laquais, e?t quelque chose de bizarre et de choquant, je re?us son compliment avec honn?tetе ; je crus faire plaisir ? Manon ; elle paraissait charmеe de le voir portе ? se rеconcilier. Nous le ret?nmes ? d?ner.

Il se rendit en peu de moments si familier que, nous ayant entendus parler de notre retour ? Chaillot, il voulut absolument nous tenir compagnie. Il fallut lui donner une place dans notre carrosse. Ce fut une prise de possession ; car il s’accoutuma bient?t ? nous voir avec tant de plaisir qu’il fit sa maison de la n?tre, et qu’il se rendit le ma?tre, en quelque sorte, de tout ce qui nous appartenait. Il m’appelait son fr?re, et, sous prеtexte de la libertе fraternelle, il se mit sur le pied d’amener tous ses amis dans notre maison de Chaillot et de les y traiter ? nos dеpens. Il se fit habiller magnifiquement ? nos frais, il nous engagea m?me ? payer toutes ses dettes. Je fermais les yeux sur cette tyrannie, pour ne pas dеplaire ? Manon, jusqu’? feindre de ne pas m’apercevoir qu’il tirait d’elle, de temps en temps, des sommes considеrables. Il est vrai qu’еtant grand joueur, il avait la fidеlitе de lui en remettre une partie lorsque la fortune le favorisait ; mais la n?tre еtait trop mеdiocre pour fournir longtemps ? des dеpenses si peu modеrеes.

J’еtais sur le point de m’expliquer fortement avec lui, pour nous dеlivrer de ses importunitеs, lorsqu’un funeste accident m’еpargna cette peine, en nous en causant une autre qui nous ab?ma sans ressource.

Nous еtions demeurеs un jour ? Paris pour y coucher, comme il nous arrivait fort souvent. La servante, qui restait seule ? Chaillot dans ces occasions, vint m’avertir le matin que le feu avait pris pendant la nuit dans ma maison et qu’on avait eu beaucoup de difficultе ? l’еteindre. Je lui demandai si nos meubles avaient souffert quelque dommage : elle me rеpondit qu’il y avait eu une si grande confusion, causеe par la multitude d’еtrangers qui еtaient venus au secours, qu’elle ne pouvait ?tre assurеe de rien. Je tremblai pour notre argent qui еtait renfermе dans une petite caisse. Je me rendis promptement ? Chaillot. Diligence inutile ; la caisse avait dеj? disparu.

J’еprouvai alors qu’on peut aimer l’argent sans ?tre avare. Cette perte me pеnеtra d’une si vive douleur, que j’en pensai perdre la raison. Je compris tout d’un coup ? quels nouveaux malheurs j’allais me trouver exposе : l’indigence еtait le moindre. Je connaissais Manon ; je n’avais dеj? que trop еprouvе que, quelque fid?le et quelque attachеe qu’elle me f?t dans la bonne fortune, il ne fallait pas compter sur elle dans la mis?re : elle aimait trop l’abondance et les plaisirs pour me les sacrifier. Je la perdrai ! m’еcriai-je. Malheureux chevalier ! tu vas donc perdre encore tout ce que tu aimes ! Cette pensеe me jeta dans un trouble si affreux, que je balan?ai pendant quelques moments, si je ne ferais pas mieux de finir tous mes maux par la mort.

Cependant je conservai assez de prеsence d’esprit pour vouloir examiner auparavant s’il ne me restait nulle ressource. Le ciel me fit na?tre une idеe qui arr?ta mon dеsespoir ; je crus qu’il ne me serait pas impossible de cacher notre perte ? Manon, et que, par industrie ou par quelque faveur du hasard, je pourrais fournir assez honn?tement ? son entretien pour l’emp?cher de sentir la nеcessitе.

Je rеsolus d’abord d’aller consulter M. Lescaut, fr?re de Manon. Il connaissait parfaitement Paris, et je n’avais eu que trop d’occasions de reconna?tre que ce n’еtait ni de son bien, ni de la paye du roi qu’il tirait son plus clair revenu. Il me restait ? peine vingt pistoles, qui s’еtaient trouvеes heureusement dans ma poche. Je lui montrai ma bourse, en lui expliquant mon malheur et mes craintes, et je lui demandai s’il y avait pour moi un parti ? choisir entre celui de mourir de faim ou de me casser la t?te de dеsespoir. Il me rеpondit que se casser la t?te еtait la ressource des sots ; pour mourir de faim, qu’il y avait quantitе de gens d’esprit qui s’y voyaient rеduits, quand ils ne voulaient pas faire usage de leurs talents ; que c’еtait ? moi d’examiner de quoi j’еtais capable ; qu’il m’assurait de son secours et de ses conseils dans toutes mes entreprises.

« Cela est bien vague, monsieur Lescaut, lui dis-je ; mes besoins demanderaient un rem?de plus prеsent, car que voulez-vous que je dise ? Manon ? – A propos de Manon, reprit-il, qu’est-ce qui vous embarrasse ? N’avez-vous pas toujours, avec elle, de quoi finir vos inquiеtudes quand vous le voudrez ? Une fille comme elle devrait nous entretenir, vous, elle et moi. » Il me coupa la rеponse que cette impertinence mеritait, pour continuer de me dire qu’il me garantissait avant le soir mille еcus ? partager entre nous, si je voulais suivre son conseil ; qu’il connaissait un seigneur si libеral sur le chapitre des plaisirs, qu’il еtait s?r que mille еcus ne lui co?teraient rien pour obtenir les faveurs d’une fille telle que Manon.

Je l’arr?tai. « J’avais meilleure opinion de vous, lui rеpondis-je ; je m’еtais figurе que le motif que vous aviez eu pour m’accorder votre amitiе еtait un sentiment tout opposе ? celui o? vous ?tes maintenant. » Il me confessa impudemment qu’il avait toujours pensе de m?me, et que sa sCur ayant une fois violе les lois de son sexe, quoique en faveur de l’homme qu’il aimait le plus, il ne s’еtait rеconciliе avec elle que dans l’espеrance de tirer parti de sa mauvaise conduite.

Il me fut aisе de juger que jusqu’alors nous avions еtе ses dupes. Quelque еmotion, nеanmoins, que ce discours m’e?t causеe, le besoin que j’avais de lui m’obligea de rеpondre en riant que son conseil еtait une derni?re ressource qu’il fallait remettre ? l’extrеmitе. Je le priai de m’ouvrir quelque autre voie.

Il me proposa de profiter de ma jeunesse et de la figure avantageuse que j’avais re?ue de la nature pour me mettre en liaison avec quelque dame vieille et libеrale. Je ne go?tai pas non plus ce parti, qui m’aurait rendu infid?le ? Manon.

Je lui parlai du jeu comme du moyen le plus facile et le plus convenable ? ma situation. Il me dit que le jeu, ? la vеritе, еtait une ressource, mais que cela demandait d’?tre expliquе qu’entreprendre de jouer simplement avec les espеrances communes, c’еtait le vrai moyen d’achever ma perte que de prеtendre exercer seul, et sans ?tre soutenu, les petits moyens qu’un habile homme emploie pour corriger la fortune, еtait un mеtier trop dangereux ; qu’il y avait une troisi?me voie, qui еtait celle de l’association ; mais que ma jeunesse lui faisait craindre que messieurs les confеdеrеs ne me jugeassent point encore les qualitеs propres ? la ligue. Il me promit nеanmoins ses bons offices aupr?s d’eux ; et, de que je n’aurais pas attendu de lui, il m’offrit quelque argent lorsque je me trouverais pressе du besoin. L’unique gr?ce que je lui demandai, dans les circonstances, fut de ne rien apprendre ? Manon de la perte que j’avais faite et du sujet de notre conversation.

Je sortis de chez lui moins satisfait encore que je n’y еtais entrе ; je me repentis m?me de lui avoir confiе mon secret.

Enfin cette confusion de pensеes en produisit une qui remit le calme tout d’un coup dans mon esprit, et que je m’еtonnai de n’avoir pas eue plus t?t : ce fut de recourir ? mon ami Tiberge, dans lequel j’еtais bien certain de retrouver toujours le m?me fonds de z?le et d’amitiе.

Je regardai comme un effet de la protection du ciel de m’?tre souvenu si ? propos de Tiberge, et je rеsolus de chercher les moyens de le voir avant la fin du jour. Je retournai sur-le-champ au logis, pour lui еcrire un mot et lui marquer un lieu propre ? notre entretien. Je lui recommandai le silence et la discrеtion comme un des plus importants services qu’il p?t me rendre dans la situation de mes affaires.

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