Il comprima sa douleur, passa son manchon caressant sur le bout rouge de son nez, et d'une voix douce comme celle d'Orphée parlant aux rochers thessaliens:
– Philippe, mon ami, dit-il, voyons, écoute-moi.
– Eh! répondit le jeune homme, il me semble que je ne fais pas autre chose depuis un quart d'heure, mon père.
«Oh! pensa le vieillard, je vais te faire tomber du haut de ta majesté, monsieur l'Américain; tu as bien ton côté faible, colosse, laisse-moi te saisir ce côté avec mes vieilles griffes, et tu vas voir.»
Puis, tout haut:
– Tu ne t'es pas aperçu d'une chose? dit-il.
– De laquelle?
– D'une chose qui fait honneur à ta naïveté.
– Voyons, dites, monsieur.
– C'est tout simple, tu arrives d'Amérique, tu es parti dans un moment où il n'y avait plus qu'un roi et plus de reine, si ce n'est la Du Barry, majesté peu respectable; tu reviens, tu vois une reine et tu te dis: «Respectons-la.»
– Sans doute.
– Pauvre enfant! fit le vieillard.
Et il se mit à étouffer à la fois, dans son manchon, une toux et un éclat de rire.
– Comment, dit Philippe, vous me plaignez, monsieur, de ce que je respecte la royauté, vous un Taverney-Maison-Rouge; vous, un des bons gentilshommes de France.
– Attends donc, je ne te parle pas de la royauté, moi, je te parle de la reine.
– Et vous faites une différence?
– Pardieu! qu'est-ce que la royauté, mon cher? une couronne; on n'y touche pas, à cela, peste! Qu'est-ce que la reine? une femme; oh! une femme, c'est différent, on y touche.
– On y touche! s'écria Philippe rougissant à la fois de colère et de mépris, accompagnant ces paroles d'un geste si superbe, que nulle femme n'eût pu le voir sans l'aimer, nulle reine sans l'adorer.
– Tu n'en crois rien, non; eh bien! demande, reprit le petit vieillard avec un accent bas et presque farouche, tant il mit de cynisme dans son sourire, demande à M. de Coigny, demande à M. de Lauzun, demande à M. de Vaudreuil.
– Silence! silence, mon père, s'écria Philippe d'une voix sourde, ou pour ces trois blasphèmes, ne pouvant vous frapper trois fois de mon épée, c'est moi, je vous le jure, qui me frapperai moi-même, et sans pitié, et sur l'heure.
Taverney fit un pas à reculons, tourna sur lui-même comme eût fait Richelieu à trente ans, et secouant son manchon:
– Oh! en vérité, l'animal est stupide, dit-il; le cheval est un âne, l'aigle une oie, le coq un chapon. Bonsoir, tu m'as réjoui; je me croyais l'ancêtre, le Cassandre, et voilà que je suis Valère, que je suis Adonis, que je suis Apollon; bonsoir.
Et il pirouetta encore une fois sur ses talons.
Philippe était devenu sombre; il arrêta le vieillard au demi-tour.
– Vous n'avez point parlé sérieusement, n'est-ce pas, mon père? dit-il, car il est impossible qu'un gentilhomme d'aussi bonne race que vous ait contribué à accréditer de telles calomnies, semées par les ennemis, non seulement de la femme, non seulement de la reine, mais encore de la royauté.
– Il en doute encore, la double brute! s'écria Taverney.
– Vous m'avez parlé comme vous parleriez devant Dieu?
– En vérité.
– Devant Dieu de qui vous vous rapprochez chaque jour?
Le jeune homme avait repris la conversation si dédaigneusement interrompue par lui; c'était un succès pour le baron, il se rapprocha.
– Mais, dit-il, il me semble que je suis quelque peu gentilhomme, monsieur mon fils, et que je ne mens pas… toujours.
Ce toujours était quelque peu risible, et cependant Philippe ne rit pas.
– Ainsi, dit-il, monsieur, c'est votre opinion que la reine a eu des amants?
– Belle nouvelle!
– Ceux que vous avez cités?
– Et d'autres… que sais-je? Interroge la ville et la cour. Il faut revenir d'Amérique pour ignorer ce qu'on dit.
– Et qui dit cela, monsieur, de vils pamphlétaires?
– Oh! oh! est-ce que vous me prenez pour un gazetier, par hasard?
– Non, et c'est là le malheur, c'est que des hommes comme vous répètent de pareilles infamies, qui se dissoudraient comme les vapeurs malfaisantes qui obscurcissent parfois le plus beau soleil. C'est vous, et les gens de race, qui donnez en les répétant à ces propos une terrible consistance. Oh! monsieur, par religion, ne répétez plus de pareilles choses!
– Je les répète cependant.
– Et pourquoi les répétez-vous? s'écria le jeune homme en frappant du pied.
– Eh! dit le vieillard en se cramponnant au bras de son fils et en le regardant avec son sourire de démon, pour te prouver que je n'avais pas tort de te dire: «Philippe, la reine se retourne; Philippe, la reine cherche; Philippe, la reine désire; Philippe, cours, cours, la reine attend!»
– Oh! s'écria le jeune homme en cachant sa tête dans ses mains, au nom du Ciel! taisez-vous, mon père, vous me rendriez fou.
– En vérité, Philippe, je ne te comprends pas, répondit le vieillard; est-ce un crime d'aimer? Cela prouve qu'on a du cœur, et dans les yeux de cette femme, dans sa voix, dans sa démarche, ne sent-on pas son cœur? Elle aime, elle aime, te dis-je; mais tu es un philosophe, un puritain, un quaker, un homme d'Amérique, tu n'aimes pas, toi; laisse-la donc regarder, laisse-la se retourner, laisse-la attendre, insulte-la, méprise-la, repousse-la, Philippe, c'est-à-dire Joseph de Taverney.
Et, sur ces mots accentués avec une ironie sauvage, le petit vieillard, voyant l'effet qu'il avait produit, se sauva comme le tentateur après avoir donné le premier conseil du crime.
Philippe demeura seul, le cœur gonflé, le cerveau bouillonnant; il ne songea même pas que depuis une demi-heure il était resté cloué à la même place; que la reine avait fini son tour de promenade, qu'elle revenait, qu'elle le regardait, et que, du milieu de son cortège, elle cria en passant:
– Vous devez être bien reposé, monsieur de Taverney, venez donc, il n'est tel que vous pour promener royalement une reine. Rangez-vous, messieurs.
Philippe courut à elle, aveugle, étourdi, ivre.
En posant sa main sur le dossier du traîneau, il se sentit brûler; la reine était nonchalamment renversée en arrière, ses doigts avaient effleuré les cheveux de Marie-Antoinette.
Chapitre XI