Un des joueurs, espèce de vieux financier équivoque dont la figure ne manquait pas de bonhomie, fut la première voix qui décida Beausire.
– Corbleu! chevalier, dit ce brave homme, vous arrivez du bal avec une figure renversée.
– C'est vrai, dirent les dames.
– Eh! cher chevalier, demanda un autre joueur, le domino vous blesse-t-il à la tête?
– Ce n'est pas le domino qui me blesse, répondit Beausire avec dureté.
– Là, là, fit le banquier qui venait de racler une douzaine de louis, M. le chevalier de Beausire nous a fait une infidélité: ne voyez-vous pas qu'il a été au bal de l'Opéra, qu'aux environs de l'Opéra il a trouvé quelque bonne mise à faire, et qu'il a perdu?
Chacun rit ou s'apitoya, suivant son caractère; les femmes eurent compassion.
– Il n'est pas vrai de dire que j'aie fait des infidélités à mes amis, répliqua Beausire; j'en suis incapable des infidélités, moi! C'est bon pour certaines gens de ma connaissance de faire des infidélités à leurs amis.
Et, pour donner plus de poids à sa parole, il eut recours au geste, c'est-à-dire qu'il voulut enfoncer son chapeau sur sa tête. Malheureusement, il n'aplatit qu'un morceau de soie qui lui donna une largeur ridicule, ce qui fit qu'au lieu d'un effet sérieux, il ne produisit qu'un effet comique.
– Que voulez-vous dire, cher chevalier? demandèrent deux ou trois de ses associés.
– Je sais ce que je veux dire, répondit Beausire.
– Mais cela ne nous suffit pas, à nous, fit observer le vieillard de belle humeur.
– Cela ne vous regarde pas, vous, monsieur le financier, repartit maladroitement Beausire.
Un coup d'œil assez expressif du banquier avertit Beausire que sa phrase avait été déplacée. En effet, il ne fallait pas opérer de démarcation dans cette audience entre ceux qui payaient et ceux qui empochaient l'argent.
Beausire le comprit, mais il était lancé; les faux braves s'arrêtent plus difficilement que les braves éprouvés.
– Je croyais avoir des amis ici, dit-il.
– Mais… oui, répondirent plusieurs voix.
– Eh bien! je me suis trompé.
– En quoi?
– En ceci: que beaucoup de choses se font sans moi.
Nouveau signe du banquier, nouvelles protestations de ceux des associés qui étaient présents.
– Il suffit que je sache, dit Beausire, et les faux amis seront punis.
Il chercha la poignée de l'épée, mais ne trouva que son gousset, lequel était plein de louis et rendit un son révélateur.
– Oh! oh! s'écrièrent deux dames, M. de Beausire est en bonne disposition ce soir.
– Mais, oui, répondit sournoisement le banquier; il me paraît que s'il a perdu, il n'a pas perdu tout, et que, s'il a fait infidélité aux légitimes, ce n'est pas une infidélité sans retour. Voyons, pontez, cher chevalier.
– Merci! dit sèchement Beausire, puisque chacun garde ce qu'il a, je garde aussi.
– Que diable veux-tu dire? lui glissa à l'oreille un des joueurs.
– Nous nous expliquerons tout à l'heure.
– Jouez donc, dit le banquier.
– Un simple louis, dit une dame en caressant l'épaule de Beausire pour se rapprocher le plus possible du gousset.
– Je ne joue que des millions, dit Beausire avec audace, et, vraiment, je ne conçois pas qu'on joue ici de misérables louis. Des millions! Allons, messieurs du Pot-de-Fer, puisqu'il s'agit de millions sans qu'on s'en doute, à bas les enjeux d'un louis! Des millions, millionnaires!
Beausire en était à ce moment d'exaltation qui pousse l'homme au-delà des bornes du sens commun. Une ivresse plus dangereuse que celle du vin l'animait. Tout à coup, il reçut par derrière, dans les jambes, un coup assez violent pour s'interrompre soudain.
Il se retourna et vit à ses côtés une grande figure olivâtre, raide et trouée, aux deux yeux noirs lumineux comme des charbons ardents.
Au geste de colère que fit Beausire, ce personnage étrange répondit par un salut cérémonieux accompagné d'un regard long comme une rapière.
– Le Portugais! dit Beausire stupéfait de cette salutation d'un homme qui venait de lui appliquer une bourrade.
– Le Portugais! répétèrent les dames qui abandonnèrent Beausire pour aller papillonner autour de l'étranger.
Ce Portugais était, en réalité, l'enfant chéri de ces dames, auxquelles, sous prétexte qu'il ne parlait pas français, il apportait constamment des friandises, quelquefois enveloppées dans des billets de caisse de cinquante à soixante livres.
Beausire connaissait ce Portugais pour un des associés. Le Portugais perdait toujours avec les habitués du tripot. Il fixait ses mises à une centaine de louis par semaine, et régulièrement les habitués lui emportaient ses cent louis.
C'était l'amorceur de la société. Tandis qu'il se laissait dépouiller de cent plumes dorées, les autres confrères dépouillaient les joueurs alléchés.
Aussi le Portugais était-il considéré par les associés comme l'homme utile; par les habitués, comme l'homme agréable. Beausire avait pour lui cette considération tacite qui s'attache toujours à l'inconnu – quand même la défiance y entrerait pour quelque chose.
Beausire, ayant donc reçu le petit coup de pied que le Portugais lui venait d'appliquer dans les mollets, attendit, se tut, et s'assit.
Le Portugais prit place au jeu, mit vingt louis sur la table, et en vingt coups, qui durèrent un quart d'heure à se débattre, il fut débarrassé de ses vingt louis par six pontes affamés qui oublièrent un moment les coups de griffes du banquier et des autres compères.
L'horloge sonna trois heures du matin, Beausire achevait un verre de bière.
Deux laquais entrèrent, le banquier fit tomber son argent dans le double fond de la table, car les statuts de l'association étaient si empreints de confiance envers les membres que jamais l'on ne remettait à l'un d'eux le maniement complet des fonds de la société.
L'argent tombait donc à la fin de la séance, par un petit guichet, dans le double fond de la table, et il était ajouté en post-scriptum à cet article des statuts que jamais le banquier n'aurait de manches longues, comme aussi il ne pourrait jamais porter d'argent sur lui.
Ce qui signifiait qu'on lui interdisait de faire passer une vingtaine de louis dans ses manches, et que l'assemblée se réservait le droit de le fouiller pour lui enlever l'or qu'il aurait su faire couler dans ses poches.
Les laquais, disons-nous, apportèrent aux membres du cercle les houppelandes, les mantes et les épées: plusieurs des joueurs heureux donnèrent le bras aux dames; les malheureux se guindèrent dans une chaise à porteurs, encore de mode en ces quartiers paisibles, et la nuit se fit dans le salon de jeu.
Beausire, aussi, avait paru s'envelopper dans son domino comme pour faire un voyage éternel; mais il ne passa pas le premier étage, et, la porte s'étant refermée, tandis que les fiacres, les chaises et les piétons disparaissaient, il rentra dans le salon où douze des associés venaient de rentrer aussi.
– Nous allons nous expliquer, dit Beausire, enfin.
– Rallumez votre quinquet et ne parlez pas si haut, lui dit froidement et en bon français le Portugais, qui de son côté allumait une bougie placée sur la table.