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Avignon et partout ailleurs. Première partie. Roman-voyage sur l’amour et le salut du monde. Basé sur des faits réels, ce texte est publié à la mémoire de son auteur.

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2019
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M’ayant entraînée le long des couloirs de l’école, la vague de nostalgie m’a rejetée sous la cathédrale Notre-Dame des Doms. J’ai recraché les arêtes pointues des souvenirs d’enfance, de l’eau a jailli de mes oreilles…

«… and back! ai-je entendu la fin de la ventriloquie du bac.

– Come back out of there, finally! me suis-je fâchée. I don’t hear you!»

John en est sorti et a rabattu le couvercle avec fracas :

«Do you see these guys? I’ll start at nine, they are next.» Son doigt a pointé deux gars qui se tenaient à une vingtaine de mètres de nous. L’un s’ennuyait, assis sur un skate. L’autre, d’un air renfrogné, laçait ses baskets. « You should not miss them. I worked with them for two years, I was in the team. They are really cool. They started like me, from zero, and now they are stars here on TV.»

J’ai regardé ces really cool plus attentivement. L’un était africain, l’autre un mélange détonant. Soit des rappeurs, soit des danseurs de breakdance. Je te connais déjà bien, Johnny, ai-je pensé. Je ne croyais plus au Top 50 de John: les souvenirs de l’apocalypse japonaise n’avaient pas encore cicatrisé dans mon âme. Surtout que les garçons étaient très jeunes, pour ne pas dire petits. Des pantalons noirs, des tee-shirts noirs moulants, des bracelets en plastique aux poignets. Des visages graves: peut-être qu’ils n’avaient pas bien dormi, ou bien était-ce un principe de vie. Rien de nouveau, ai-je pensé. Les rappeurs, ils viennent au monde vêtus de pantalons larges et le visage marqué du sceau d’une noire mélancolie. Je n’en ai rencontré aucun de joyeux.

– –

J’ai monté rapidement l’escalier et me suis installée sur le parapet au-dessus de la fontaine. Mon royaume s’étendait à mes pieds. Sur ma gauche, où Philippe avait dirigé tantôt la foule, campait un autre type: soit un débutant, soit simplement un maladroit. Il ne s’y prenait pas bien. Il jonglait avec des balles transparentes, mais c’était ennuyeux: des mouvements empêtrés, des figures primitives. Les balles tombaient fréquemment. Un flot de gens contournait le malheureux comme un filet d’eau se heurtant à un obstacle insignifiant: un morceau de bois ou une pierre. De derrière les arbres, le soleil apaisé faisait des adieux rieurs.

Au deuxième niveau, un peu plus loin de la fontaine, un autre spectacle avait commencé. C’est là que les passants s’arrêtaient: ils s’échouaient bouche bée sur le pavé sans regarder à leurs pieds. A l’intérieur d’une grande roue, au son d’une mélodie émouvante et hypnotique – espagnole ou portugaise peut-être – tournait un jeune homme fin et souple. Son corps semblait s’inscrire dans un cercle; ses mains et ses pieds s’y accrochaient et il tournait dedans d’une manière lente et fascinante, et couvrait toute l’étendue de cette scène improvisée en dessinant des mouvements complexes. Il me rappelait l’homme de Vitruve de Leonardo de Vinci. Mais en beaucoup plus jeune. Encore adolescent.

Mais en quoi était-elle faite au juste cette roue? Je ne pouvais le distinguer.

L’artiste tantôt se cambrait, tantôt s’échappait presque de la roue, puis fusionnait de nouveau avec celle-ci. Ce n’était pas un solo, pas du tout: c’était un duo parfait. Le jeune homme menait la danse en dirigeant la roue par des mouvements du corps, mais en même temps le cerceau géant semblait jouer sa propre partition. L’artiste se laissait tomber sur un genou, et la roue décrivait des spirales autour de lui.

La mélodie triste et languissante flottait au-dessus de la place du Palais.

De droite, de gauche, de devant et de derrière, les rangées de spectateurs formaient le cadre de ce court-métrage touchant. J’ai retenu mon souffle: ce spectacle était digne d’admiration, de silence. C’était vraiment de l’art.

Mais la musique s’est tue. Le jeune homme a exécuté avec élégance une dernière pirouette, a posé un genou à terre, et la roue a glissé harmonieusement à ses pieds tel un serpent et s’est couchée près de lui. Une seconde plus tard, les spectateurs se sont mis à applaudir à tout rompre, puis ils se sont dirigés en une longue file vers l’artiste pour déposer une pièce dans son chapeau, l’embrasser, échanger quelques mots avec lui. J’ai regretté de m’être assise aussi loin, et ce petit mot – « loin» – m’a fait revenir à la réalité. Je me suis soudain rendue compte qu’en effet, j’étais assise quelque part, et que, comme auparavant, le même monde tangible m’entourait. L’escalier. La cathédrale. Jésus. Le petit tram, le festival, les affiches. La rue de la Carreterie. L’avenue de la Synagogue. Dispersées quelques secondes plus tôt, les particules de ce monde commençaient à se rassembler en un pan de toile et la réalité avait retrouvé toute sa densité. J’ai jeté un coup d’œil au-dessous. Non, il était clair que quelque chose dans l’air avait changé: près de la fontaine bouillonnait déjà la vie. Là-bas s’étaient installés les membres de l’équipe que John m’avait tant vantée. Lui-même était à présent parmi eux. Il était en train de s’étirer.

D’autres gars étaient arrivés. Ils devaient être six ou sept à ce moment-là. Des visages insolents et indomptés: un Asiatique, un Africain, deux blancs. Juste en dessous de moi, luisait le crâne rasé et rond d’un ado noir. Un poignet barré d’un bracelet bleu, une guirlande multicolore sur l’autre. A ses côtés son pote torse nu. Ses muscles sculpturaux dorés par le soleil couchant. Plongé dans son portable. Et un autre gardant un chariot à roulettes. Lui aussi fort et bien bâti, et tout en noir comme les autres. Les cheveux coupés en brosse. Tout est impec, les pantalons sont juste un peu courts.

J’ai sorti mon iphone de mon sac et l’ai pointé vers les garçons tombant dans ma ligne de mire: ce n’était pas une photo de grande valeur, mais ce côté international m’avait bien plu, sans que je n’aie trop su pourquoi. En fin de compte, après les lutteurs japonais mal bâtis, c’était un vrai plaisir de voir des mecs sportifs et à l’apparence rassurante.

A ce moment précis, le gars aux cheveux coupés en brosse a levé la tête et m’a regardée droit dans les yeux.

Bigre!

Quand une lance t’arrive dessus, aucune chance de s’esquiver.

Ce regard d’acier, lourd et impétueux, m’a presque fait tomber du parapet.

Pour un instant, j’ai eu la sensation que ce type venait de me surprendre en train de faire quelque chose de mal. Ou simplement qu’il m’avait prise de court. Et avant d’avoir eu la moindre pensée,

avant même d’avoir eu le temps d’agir consciemment,

au regard perçant de cet inconnu

j’ai répliqué par un grand sourire.

Et soudain, je nous ai vus de côté: la cathédrale, Jésus, moi, installée confortablement sur le parapet, et ce mec ayant regardé brusquement un peu plus loin que le bout de son nez. Nos regards tels des balles traçantes et mon sourire lumineux, aussi vaste que le ciel. Et ben y a pire! Si tu réponds à un regard brusque par un sourire instinctif, alors tout ne vas pas si mal pour toi.

Toujours rayonnante, j’ai baissé ma caméra, et le garçon – ce même garçon – m’a répondu soudain par un franc et lumineux sourire. Et m’a oubliée un instant plus tard. Il m’a tourné le dos et s’est mis à hurler quelque chose en français à son camarade, un gaillard au torse nu, mais ce dernier ne le regardait pas. La main appuyée sur le pavé, comme enchaîné au sol de la place par des menottes de couleur, il a adossé son regard à la fontaine. Mais il était plongé dans ses pensées.

Le gars coiffé en brosse s’est approché du rêveur, s’est penché vers lui et l’a poussé par l’épaule.

Depuis, je me souviens de cette image et il est peu probable que je l’oublie un jour, car je la considère comme le point de départ de toute cette histoire. Six ou sept personnes. Leurs corps que le soleil faisait paraître recouverts d’émail, leurs trajectoires gracieuses, leur glissement sur le corps étendu de la place. Leurs affaires. Ici une valise, là un chariot à roulettes. Ici un skate et là un seau. Ici j’entrevois une enfance difficile, là une absence totale d’enfance, et là de longues heures d’entraînement, parce que c’était tout ce qu’il restait. Il y avait là encore beaucoup de choses que je n’avais pas réussi à savoir, mais que j’aurais tant voulu connaître.

La fontaine asséchée, la place, John rangeant son barda.

Un bleu sur ma cheville. Mon sac de toile. Ma main, mon annulaire ceint d’une bague d’argent du Caire. Bastet, Isis, Mâat.

Le ciel transparent du soir barré de nuages semblables à des lenticules laiteuses. Les chevelures ombrées des platanes. Les cafés comme des petits foyers d’agitation silencieuse.

Mon royaume.

Mon fatum.

Mon sourire à un garçon inconnu du boysband.

– –

L’agitation en bas était devenue plus intense: il semblait que ça allait commencer dans cinq minutes tout au plus. Des fils électriques serpentaient sur le pavé. L’éternel hautparleur noir dressé sur son grand pied a fait son apparition. En un éclair, les gars sportifs ont envahi l’espace devant la fontaine avec leurs accessoires: des sacs-à-dos, des cartables, des chiffons. Quatre skates (l’un d’eux avec de surprenants motifs léopard). Deux trottinettes. Le seau rose criard. Deux battes de baseball gonflables (roses aussi). Une drôle de valise, semblant appartenir à une fillette: blanche et rose, avec un chaton aux lunettes roses. Une écolière japonaise pourrait se trimballer avec une valise pareille. Peut-être qu’elle fait aussi partie de l’équipe? Une sorte de guest star?

Une horloge a sonné quelque part.

Une jeune fille a couru vers la fontaine et a commencé à fixer au hautparleur une affiche portant une inscription (Les Echos-Liés, ai-je lu, oubliant ce que j’avais lu en un instant. Impossible de s’en souvenir). L’affiche tombait. La fille s’énervait. Peut-être était-ce à elle, cette valise avec le chaton? J’ai glissé du parapet et ai descendu les marches en courant.

La foule commençait à s’amasser. John se dégourdissait toujours près du mur; il m’a lancé un regard, sans trop me voir, et telle une huître, s’est renfermé à nouveau sur lui-même. Paolo s’était mêlé à un groupe hétéroclite de spectateurs assis sur le pavé: il fouillait dans son sac et marmonnait quelque chose dans sa barbe. Je me suis approchée de lui à pas de loup; mes doigts ont dansé la tarentelle sur ses omoplates étoilées. Il a levé la tête, a souri et tapoté le pavé (» assieds-toi», signifiait ce geste). Et je me suis soudain réjouie: que c’est bon! Que c’est bon quand ça ne fait même pas vingt-quatre heures que tu as débarqué dans une ville inconnue et qu’il y a déjà quelqu’un de familier qui, si tu arrives par derrière et tambourines des doigts sur son dos, s’écartera pour te faire place et t’invitera à t’asseoir près de lui. C’est comme si la ville te devenait plus familière. Et comme si, toi-même, étais déjà de la maison.

«Do you see that one? a pointé du menton Paolo vers la gauche. He was the trainer of John, by the way. He told you, no?»

J’ai cherché that one en plissant les yeux :

«Wait, wait… (» the trainer», c’est un mot qui en jette!) – Where?

– Just there, look! In a blue T-shirt.»

En effet, au milieu de la masse homogène des gars musclés en noir, une ombre turquoise tremblotait comme un feu follet. Je l’ai regardé plus attentivement. Si that one ressemblait à quelqu’un, c’était à tout sauf à the trainer; plutôt à un petit feignasse redoublant dans une cour d’école. Un jeune garçon en tee-shirt turquoise chiffonné, comme si maman avait oublié de le repasser, mais imprimé d’un motif hyper positif: un cercle crénelé avec une créature infernale à l’intérieur. Assez grand. Tatoué de la tête aux pieds (un beau tatouage sur la main gauche: une spirale à quatre tours, soit une inscription, soit un dessin). Des gants de vélo. Un bandana noir. Le visage préoccupé. Il vient de chuchoter quelque chose à la jeune fille alerte – il semble que c’était au sujet de son duel avec l’affiche – et voilà que maintenant il tire des fils. Il regarde son portable et le rengaine aussitôt. Il tapote l’épaule du jeune africain. Il discute avec quelqu’un en passant. Il touche le skate du pied. Il ne s’arrête pas une seconde, il a toujours un truc à régler.

Les autres faisaient meilleure figure. Déjà, ils étaient habillés comme il faut: des pantalons noirs avec des bandes blanches, des tee-shirts noirs, avec quelque chose au dos écrit en blanc. C’est quoi au juste? Je lis: YOU CAN, et un peu plus bas, en petites lettres «with positive energy». Sur la poitrine, en rouge et blanc: Les Echos-Liés. Unclassified. Tous semblables, seul l’entraîneur débraillé rompt l’unité des couleurs. Il s’agite au milieu des gars en noir comme un animal turquoise de conte entre des troncs d’arbres sombres. Je me suis demandé: si j’étais l’entraîneur d’un boysband, est-ce que je m’habillerais comme tout le monde, ou bien est-ce que je mettrais plutôt un truc bleu avec un monstre, pour montrer qui est le plus beau et le plus intelligent ici?

«I have a toffy, you want? Paolo m’a tendu un sachet coloré. Only one is left.»

Près de nous, en fléchissant les genoux avec maladresse, se sont assises deux Allemandes: l’une, rousse, plus âgée que l’autre, plus jeune et plus élancée. La plus âgée a mordu dans un odorant sandwich à la viande sous le regard écœuré de la jeune. D’un autre côté (une pensée errante naviguait en moi, car mon regard s’accrochait à cette tache turquoise encore et encore), un entraîneur n’est pas obligé de se produire lui-même. Peut-être est-il est simplement une sorte de directeur artistique qui invente des numéros, suit les résultats de ses minots et leur mouche le nez. Si c’est comme ça, mets ce que tu veux, même un pyjama…

En fin de compte, je me suis résignée: bon, va pour le breakdance! De toute façon, il faut bien tuer le temps avant le show de John. Pourvu, diable, qu’on évite la boxe japonaise…

– –

Dans certaines histoires, la magie commence sans prélude, elle surgit en un éclair. Une décharge instantanée. Peut-être que tout était dans la musique? La musique s’échappant lentement du haut-parleur a envahi le ciel et enveloppé l’espace tel un épais brouillard. Des voix d’hommes, sévères, un rythme sourd et ballotant. J’ai ressenti des frissons dans le dos; ça ressemblait plus que tout à une sorte de rap noir hypnotique. Un chant des rues. Une incantation évoquant des passages souterrains et des ponts de chemin de fer.
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