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Avignon et partout ailleurs. Première partie. Roman-voyage sur l’amour et le salut du monde. Basé sur des faits réels, ce texte est publié à la mémoire de son auteur.

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2019
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Ça a tout de suite été très étrange. Ça ne ressemblait pas du tout à un début de spectacle et ne faisait pas penser non plus à du breakdance.

Et tous ces gars en noir, très différents, avec leur leader turquoise, se sont alignés face à face et ont commencé à se dégourdir. Au rythme de cette musique sèche, ils inclinaient la tête, étiraient les jambes, effectuaient des rotations des épaules. Ils faisaient des pompes. Et le sentiment d’étrangeté grandissait: ils exécutaient tout cela avec un sérieux extrême. Les visages concentrés, les regards plongés en eux. Ils étaient comme des guerriers accomplissant un rituel avant le combat. Une équipe d’hommes mûrs, tous en noir, et un en turquoise. Et cette musique. Moitié rap, moitié vaudou.

C«était extrêmement étrange. Ce n’était pas du tout ce qu’on attend d’un spectacle de rue. On s’attendait à ce qu’on nous distraie ou qu’on nous surprenne. On n’était prêt à se retrouver à une cérémonie divine.

C«était si étrange que j’en ai éprouvé un frisson jusqu’au plus profond de mon être.

Et soudain, les rythmes africains hypnotiques se sont tus.

A cet instant, les gars ont foncé les uns vers les autres et, en deux bonds, ont formé un cercle. Ils ont plongé la tête la première dans celui-ci, comme s’ils avaient vu quelque chose de petit sous leurs pieds, et se sont figés une seconde. Et paf!

«Energie positive!!!!» ont-ils hurlé en chœur, aussi fort et joyeusement que possible. Et ils se sont écartés brusquement les uns des autres.

Paf! Paf! Etre dérouté deux fois en trois minutes, c’est un peu trop. Ce slogan rasta ne s’accordait nullement avec la vision de guerriers se préparant au combat; mais les guerriers s’étaient volatilisés en un éclair. Les gars se sont à nouveau transformés en une équipe de breakdance, qui plus est dans un style absolument cartoonesque: la banane jusqu’aux oreilles, les yeux brillants. Un underground à la sauce Disney.

Evidemment, une intrigue était en train de se tramer.

Tiens, tiens, ai-je pensé. Energie positive, c’est aussi une incantation, après tout. Mais très joyeuse. Rien à voir avec une prière de guerre.

Le leader de cet étrange ensemble de danse militaire a fait un pas en avant et a souri avec éclat. Le personnage type suivant, je dirais: le voyou romantique d’une série pour ados. Des posters avec ce genre de héros ornent les chambres des minettes de seize ans; elles les collent habituellement en face de leur lit. Tout était au poil, peut-être même un peu trop. Grand, sculptural. Le sourire plein d’assurance. Les yeux brillants. Et si énergique! Et pour ne pas avoir l’air d’un personnage trop positif: des fringues underground, un bandana, des gants de vélo. Et des tatouages comme tamponnés sur ses mains.

Il m’a rappelé El, mon ancien pote biker, qui était amoureux de moi autrefois. Celui-là était tout aussi radieux, et les traits de son visage si semblables. J’ai ri à cette pensée. Bravo, mon gars, ai-je pensé en éprouvant une sympathie et une chaleur soudaine. Tu es très bien toi, et pour sûr tu plais aux filles. Et tu le sais certainement. Il est peu probable qu’on puisse parler de quelque chose de sérieux, toi et moi, mais on se marrerait sans doute bien.

Rien à faire, à ce moment-là c’est ainsi que je l’ai vu: un beau gosse de sitcom dans le rôle du voyou, un charmant glandeur en tee-shirt turquoise et au visage très prévisible. Mais à présent… A présent je revois trois visages de toi, le révolutionnaire.

Le jour où je note tout ce qui m’est arrivé, tu es en train de sauver le monde quelque part, et moi, je me trouve au milieu d’une Rome brumeuse, sur les décombres de l’Empire, dans une maison où flotte une atmosphère littéraire, une maison aux plafonds très hauts, aux poignées de portes en cuivre et aux volets recréant une ambiance à la Silent Hill. Je suis assise sur le rebord de la fenêtre donnant sur un jardin en fleurs où il m’est interdit de pénétrer, et sur les murs lépreux d’une cour-puits romaine authentique. En robe bleue bleuet. Avec une tasse de café, acheté la veille au soir chez des hindous. Et cette nuit-là, quand l’orage enflamme le ciel au-dessus de la ville, et que des trombes d’eau inondent la via Carlo Alberto, je revois trois visages différents de toi.

– –

Le type en turquoise a embrassé du regard tout le public.

«Bonsoir tout le monde!» a-t-il crié joyeusement dans son micro, collé à sa joue comme une mouche. Il a approché la paume de sa main de son oreille, attendant la réponse. A travers le silence marin qui régnait dans mon dos ont retenti quelques rares salutations. Des salves isolées n’ayant rien à voir avec un feu d’artifice.

Eh ben ça alors!

Le visage du gars a changé: le sourire a fui ses lèvres, comme un filet d’eau s’enfuit dans un évier. « Non, les amis, ça va pas aller comme ça», semblait exprimer son regard. La même expression s’est reflétée sur le visage des autres membres du groupe.

Que voulaient-ils au juste? Que tout le monde hurle comme dans un stade?

Mais le type en turquoise n’a pas lâché l’affaire. Il a dit quelque chose dans son micro – mais trop vite pour que je puisse le comprendre – et a rayonné de nouveau. Et il s’est remis à crier de façon encore plus gaie que précédemment :

«Bonsoir, tout le monde!»

La troupe bigarrée vêtue de noir lui a envoyé en retour un joyeux hurlement de soutien. Et le public, ayant bien compris qu’il n’y avait pas moyen de rester muet, a vociféré en cœur. Et cette réponse a retenti tout autrement: c’était comme si le monde entier, qu’avait salué ce type lumineux auréolé par le soleil couchant, avait soigneusement et longuement répété son rôle. Comme dans un stade.

Le type en turquoise s’est montré satisfait du résultat de sa démarche pédagogique: ayant esquissé un sourire malin, il a continué à parler. Sa voix était assez plaisante. J’ai dressé l’oreille: étonnamment, je réussissais à le comprendre mieux que Philippe ou Lucien. Soit il avait une diction plus claire, soit mon français commençait à me revenir.

«Alors! a-t-il déclaré. On s’appelle les échos…

– LIES! ont grondé les gars.

– Et on fait du…

– SPECTACLE!

– Et je vous présente les membres de notre équipe! Tel un rappeur battant la mesure, le type en turquoise a pointé du doigt l’un après l’autre tout ceux qui s’étaient alignées derrière lui: Loco, Anti, Thomas (le nom des autres m’avait échappé) et moi… Christine!»

Dans le public on a pouffé de rire, et le turquoise s’est légèrement incliné en un salut plein de facétie.

«Et bien, mes amis, a-t-il poursuivi, avant de commencer notre spectacle, je dois fixer quelques règles! Première règle!

– PREMIERE REGLE!» ont repris les gars. Leurs visages exprimaient un bonheur tellement sincère que cela semblait un peu exagéré pour la situation.

«Chaque fois que vous voyez quelque chose qui vous plaît, vous applaudissez!»

Les spectateurs se sont mis à hocher la tête, comme un régiment de chiens pendulaires.

«Chaque fois que vous voyez quelque chose qui vous ne plaît pas… (pause théâtrale) … vous applaudissez!»

L’Allemande au sandwich assise près de moi a haussé son sourcil roux.

«Pourquoi? le type en turquoise a saisi au vol cette question non posée. Parce que tout est question d’énergie dans ce spectacle. Si tu nous donnes de l’énergie (il a montré du doigt un des spectateurs) on sera au top niveau (son doigt a chatouillé la voûte céleste). Si tu ne nous donnes pas d’énergie, on sera tout raplapla…

…et il a fini par conclure :

– Donc, si le spectacle est tout pourri, c’est de ta faute.»

Et il a tout de suite cligné de l’œil, comme pour dire: c’était une blague, camarade. Rien ne sera pourri.

«… Deuxième règle!

– DEUXIEME REGLE!» a gueulé l’arrière-garde.

«Il ne faut jamais toucher la corde rouge qui est devant vous!

– Troisième règle!

– TROISIEME REGLE!!!

– N’hésitez pas à vous rapprocher, n’hésitez pas à vous s’asseoir, parce que le spectacle dure quatre heures et demie (coup d’œil sur sa montre), et tous ceux qui sont derrière vous se taperont vos nuques pendant quatre heures et demie! Et ça ne vous plaira pas! Et… on commence!»

Ayant ainsi mis de l’ordre, le type en turquoise a fait signe à quelqu’un, et le haut-parleur noir a craché sur la place un joyeux son de pop pour midinettes. Deux gars sont passés en coup de vent devant les spectateurs en pliant les genoux (comme pour danser le kazatchok, me semblait-il), et ont jeté à même le sol un câble rouge. C’a été fait de manière beaucoup trop énergique: les spectateurs ont retiré vivement leurs pieds, comme si on avait lancé devant eux une mèche à combustion lente.

Et puis un bordel sans nom s’est ensuivi. Avec des sourires coquets, en roulant sans vergogne du derrière, les gars se sont lancés dans une danse polissonne qui ressemblait à un spectacle de pom-pom girls. Aussi surprenant que cela puisse paraître, ils avaient l’air vachement naturel dans ce rôle. A peu près comme John, quand il exécutait son striptease dans sa jupe à strass.

Le public s’est bien excité, mais cette débauche n’a pas duré longtemps. Le type en turquoise semblait soudain avoir pris conscience de ce qui était en train de se passer et de l’impression que tout cela donnait, et son visage s’est pétrifié. C’est à ça que doit ressembler un homme venant de réaliser qu’il est arrivé à l’arrêt de bus sans pantalon.

«Non, a-t-il dit d’un ton sévère. On ne va pas continuer comme ça.»
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