Puis, après ce tour de force prodigieux, il se remit devant la cheminée, dans la même posture, et comme si rien ne s'était passé.
Philippe s'était relevé, pâle et écumant, mais la réaction d'un froid raisonnement vint soudain lui rendre ses facultés morales.
Il se redressa, ajusta son habit et ses manchettes, puis d'une voix sinistre:
– Vous êtes en effet fort comme quatre hommes, monsieur, dit le chevalier; mais vous avez la logique moins nerveuse que le poignet. En me traitant comme vous venez de le faire, vous avez oublié que vaincu, humilié, à jamais votre ennemi, je venais d'acquérir le droit de vous dire: «L'épée à la main, comte, ou je vous tue.»
Cagliostro ne bougea point.
– L'épée à la main, vous dis-je, ou vous êtes mort, continua Philippe.
– Vous n'êtes pas encore assez près de moi, monsieur, pour que je vous traite comme la première fois, répliqua le comte, et je ne m'exposerai pas à être blessé par vous, tué même, comme ce pauvre Gilbert.
– Gilbert? s'écria Philippe chancelant, quel nom avez-vous prononcé là?..
– Heureusement que vous n'avez pas un fusil, cette fois, mais une épée.
– Monsieur, s'écria Philippe, vous avez prononcé un nom…
– Oui, n'est-ce pas? qui a éveillé un terrible écho dans vos souvenirs.
– Monsieur!
– Un nom que vous croyiez n'entendre jamais; car vous étiez seul avec le pauvre enfant dans cette grotte des Açores, n'est-ce pas, quand vous l'avez assassiné?
– Oh! reprit Philippe, défendez-vous! défendez-vous!
– Si vous saviez, dit Cagliostro en regardant Philippe, si vous saviez comme il serait facile de vous faire tomber l'épée des mains.
– Avec votre épée?
– Oui, d'abord avec mon épée, si je voulais.
– Mais voyons… voyons donc!..
– Oh! je ne m'y hasarderai pas; j'ai un moyen plus sûr.
– L'épée à la main! pour la dernière fois, ou vous êtes mort, s'écria Philippe en bondissant vers le comte.
– Mais celui-ci, menacé cette fois par la pointe de l'épée distante de trois pouces à peine de sa poitrine, prit dans sa poche un petit flacon qu'il déboucha, et en jeta le contenu au visage de Philippe.
À peine la liqueur eut-elle touché le chevalier, que celui-ci chancela, laissa échapper son épée, tourna sur lui-même et, tombant sur les genoux, comme si ses jambes eussent perdu la force de le soutenir, pendant quelques secondes perdit absolument l'usage de ses sens.
Cagliostro l'empêcha de tomber à terre tout à fait, le soutint, lui remit son épée au fourreau, l'assit sur un fauteuil, attendit que sa raison fût parfaitement revenue, et alors:
– Ce n'est plus à votre âge, chevalier, qu'on fait des folies, dit-il; cessez donc d'être fou comme un enfant, et écoutez-moi.
Philippe se secoua, se raidit, chassa la terreur qui envahissait son cerveau, et murmura:
– Oh! monsieur, monsieur; est-ce donc là ce que vous appelez des armes de gentilhomme?
Cagliostro haussa les épaules.
– Vous répétez toujours la même phrase, dit-il. Quand nous autres, gens de noblesse, nous avons ouvert largement notre bouche pour laisser passer le mot: gentilhomme, tout est dit. Qu'appelez-vous une arme de gentilhomme, voyons? Est-ce votre épée, qui vous a si mal servi contre moi? Est-ce votre fusil, qui vous a si bien servi contre Gilbert? Qui fait les hommes supérieurs, chevalier? Croyez-vous que ce soit ce mot sonore: gentilhomme? Non. C'est la raison d'abord, la force ensuite, la science enfin. Eh bien! j'ai usé de tout cela vis-à-vis de vous; avec ma raison, j'ai bravé vos injures, croyant vous amener à m'écouter; avec ma force, j'ai bravé votre force; avec ma science, j'ai éteint à la fois vos forces physiques et morales; il me reste maintenant à vous prouver que vous avez commis deux fautes en venant ici la menace à la bouche. Voulez-vous me faire l'honneur de m'écouter?
– Vous m'avez anéanti, dit Philippe, je ne puis faire un mouvement; vous vous êtes rendu maître de mes muscles, de ma pensée, et puis vous venez me demander de vous écouter quand je ne puis faire autrement?
Alors Cagliostro prit un petit flacon d'or que tenait sur la cheminée un Esculape de bronze.
– Respirez ce flacon, chevalier, dit-il avec une douceur pleine de noblesse.
Philippe obéit; les vapeurs qui obscurcissaient son cerveau se dissipèrent, et il lui semblait que le soleil, descendant dans les parois de son crâne, en illuminait toutes les idées.
– Oh! je renais! dit-il.
– Et vous vous sentez bien, c'est-à-dire libre et fort?
– Oui.
– Avec la mémoire du passé?
– Oh! oui.
– Et comme j'ai affaire à un homme de cœur, qui a de l'esprit, cette mémoire qui vous revient me donne tout avantage dans ce qui s'est passé entre nous.
– Non, dit Philippe, car j'agissais en vertu d'un principe sacré.
– Que faisiez-vous donc?
– Je défendais la monarchie.
– Vous, vous défendiez la monarchie?
– Oui, moi.
– Vous, un homme qui est allé en Amérique défendre la république! Eh! mon Dieu! soyez donc franc, ou ce n'est pas la république que vous défendiez là bas, ou ce n'est pas la monarchie que vous défendez ici.
Philippe baissa les yeux; un immense sanglot faillit lui briser le cœur.
– Aimez, continua Cagliostro, aimez ceux qui vous dédaignent; aimez ceux qui vous oublient; aimez ceux qui vous trompent: c'est le propre des grandes âmes d'être trahies dans leurs grandes affections; c'est la loi de Jésus de rendre le bien pour le mal. Vous êtes chrétien, monsieur de Taverney?
– Monsieur! s'écria Philippe effrayé de voir Cagliostro lire ainsi dans le présent et dans le passé, pas un mot de plus; car si je ne défendais pas la royauté, je défendais la reine, c'est-à-dire une femme respectable, innocente; respectable encore quand elle ne le serait plus, car c'est une loi divine que de défendre les faibles.
– Les faibles! une reine, vous appelez cela un être faible? Celle devant qui vingt-huit millions d'être vivants et pensants plient le genou et la tête, allons donc!
– Monsieur, on la calomnie.
– Qu'en savez-vous?