– Je connais ces armes, reprit Mme de La Motte en donnant un nouveau coup d'œil au cachet.
Puis, approchant le cachet de la lampe:
– De gueules à neuf macles d'or, dit-elle; qui donc porte de gueules à neuf macles d'or?
Elle chercha un instant dans ses souvenirs, mais inutilement.
– Voyons toujours la lettre, murmura-t-elle.
Et, l'ayant ouverte avec soin pour n'en point endommager le cachet, elle lut:
«Madame, la personne que vous avez sollicitée pourra vous voir demain au soir, si vous avez pour agréable de lui ouvrir votre porte.»
– Et c'est tout?
La comtesse fit un nouvel effort de mémoire.
– J'ai écrit à tant de personnes, dit-elle. Voyons un peu, à qui ai-je écrit?.. À tout le monde. Est-ce un homme, est-ce une femme qui me répond?.. L'écriture ne dit rien… insignifiante… une véritable écriture de secrétaire… Ce style? style de protecteur… plat et vieux.
Puis elle répéta:
«La personne que vous avez sollicitée…»
– La phrase a l'intention d'être humiliante. C'est certainement d'une femme.
Elle continua:
«…viendra demain soir, si vous avez pour agréable de lui ouvrir votre porte.»
– Une femme eût dit: «Vous attendra demain soir.» C'est d'un homme… Et, cependant, ces dames d'hier, elles sont bien venues, et pourtant c'était de grandes dames. Pas de signature… Qui donc porte de gueules à neuf macles d'or? Oh! s'écria-t-elle, ai-je donc perdu la tête? Les Rohan, pardieu! Oui, j'ai écrit à M. de Guéménée et à M. de Rohan; l'un d'eux me répond, c'est tout simple… Mais l'écusson n'est pas écartelé, la lettre est du cardinal… Ah! le cardinal de Rohan, ce galant, ce dameret, cet ambitieux; il viendra voir Mme de La Motte, si Mme de La Motte lui ouvre sa porte!
«Bon! qu'il soit tranquille, la porte lui sera ouverte. Et quand cela? demain soir.»
Elle se mit à rêver.
– Une dame de charité qui donne cent louis peut être reçue dans un galetas; elle peut geler sur mon carreau froid, souffrir sur mes chaises dures comme le gril de saint Laurent, moins le feu. Mais un prince de l'Église, un homme de boudoir, un seigneur des cœurs! Non, non, il faut à la misère que visitera un pareil aumônier, il faut plus de luxe que n'en ont certains riches.
Puis se retournant vers la femme de ménage qui achevait de préparer son lit:
– À demain, dame Clotilde, dit-elle, n'oubliez pas de me réveiller de bonne heure.
Là-dessus, pour penser plus à son aise sans doute, la comtesse fit signe à la vieille de la laisser seule.
Dame Clotilde raviva le feu qu'on avait enterré dans les cendres pour donner un aspect plus misérable à l'appartement, ferma la porte et se retira dans l'appentis où elle couchait.
Jeanne de Valois, au lieu de dormir, fit ses plans pendant toute la nuit. Elle prit des notes au crayon à la lueur de la veilleuse; puis, sûre de la journée du lendemain, elle se laissa, vers trois heures du matin, engourdir dans un repos dont dame Clotilde, qui n'avait guère plus dormi qu'elle, vint, fidèle à sa recommandation, la tirer au point du jour.
Vers huit heures, elle avait achevé sa toilette, composée d'une robe de soie élégante et d'une coiffure pleine de goût.
Chaussée à la fois en grande dame et en jolie femme, la mouche sur la pommette gauche, la militaire brodée au poignet, elle envoya quérir une espèce de brouette à la place où l'on trouvait ce genre de locomotive, c'est-à-dire rue du Pont-aux-Choux.
Elle eût préféré une chaise à porteurs, mais il eût fallu l'aller quérir trop loin.
La brouette-chaise roulante, attelée d'un robuste Auvergnat, reçut l'ordre de déposer Mme la comtesse à la place Royale, où, sous les arcades du Midi, dans un ancien rez-de-chaussée d'un hôtel abandonné, logeait maître Fingret, tapissier décorateur, tenant meubles d'occasion et autres au plus juste prix pour la vente et la location.
L'Auvergnat brouetta rapidement sa pratique de la rue Saint-Claude à la place Royale.
Dix minutes après sa sortie, la comtesse abordait aux magasins de maître Fingret, où nous allons la trouver tout à l'heure admirant et choisissant dans une espèce de pandémonium dont nous allons essayer de faire l'esquisse.
Qu'on se figure des remises d'une longueur de cinquante pieds environ sur trente de large, avec une hauteur de dix-sept; sur les murs toutes les tapisseries du règne de Henri IV et de Louis XIII; aux plafonds, dissimulés par le nombre des objets suspendus, des lustres à girandoles du XVII
siècle heurtant les lézards empaillés, les lampes d'église et les poissons volants.
Sur le sol entassés tapis et nattes, meubles à colonnes torses, à pieds équarris, buffets de chêne sculptés, consoles Louis XV à pattes dorées, sofas couverts de damas rose ou de velours d'Utrecht, lits de repos, vastes fauteuils de cuir, comme les aimait Sully, armoires d'ébène aux panneaux en relief et aux baguettes de cuivre, tables de Boule à dessus d'émaux ou de porcelaine, trictracs, toilettes toutes garnies, commodes aux marqueteries d'instruments ou de fleurs.
Lits en bois de rose ou en chêne à estrade ou à baldaquin, rideaux de toutes formes, de tous dessins, de toutes étoffes, s'enchevêtrant, se confondant, se mariant ou se heurtant dans les pénombres de la remise.
Des clavecins, des épinettes, des harpes, des sistres sur un guéridon; le chien de Marlborough empaillé, avec des yeux d'émail.
Puis du linge de toute qualité: des robes pendues à côté d'habits de velours, des poignées d'acier, d'argent, de nacre.
Des flambeaux, des portraits d'ancêtres, des grisailles, des gravures encadrées, et toutes les imitations de Vernet, alors en vogue, de ce Vernet à qui la reine disait si gracieusement et si finement:
– Décidément, monsieur Vernet, il n'y a que vous en France pour faire la pluie et le beau temps.
Chapitre XIV
Maître Fingret
Voici tout ce qui séduisait les yeux, et par conséquent l'imagination des petites fortunes, dans les magasins de maître Fingret, place Royale.
Toutes marchandises qui n'étaient pas neuves, l'enseigne le disait loyalement, mais qui, réunies, se faisaient valoir l'une l'autre et finissaient par représenter un total beaucoup plus considérable que les marchandeurs les plus dédaigneux ne l'eussent exigé.
Mme de La Motte, une fois admise à considérer toutes ces richesses, s'aperçut seulement alors de ce qui lui manquait rue Saint-Claude.
Il lui manquait un salon pour contenir sofa, fauteuils et bergères.
Une salle à manger pour renfermer buffets, étagères et dressoirs.
Un boudoir pour renfermer les rideaux perses, les guéridons et les écrans.
Puis, enfin, ce qui lui manquait, eût-elle salon, salle à manger et boudoir, c'était l'argent pour avoir les meubles à mettre dans ce nouvel appartement.
Mais avec les tapissiers de Paris, il y a eu des transactions faciles dans toutes les époques, et nous n'avons jamais entendu dire qu'une jeune et jolie femme soit morte sur le seuil d'une porte qu'elle n'ait pas pu se faire ouvrir.
À Paris, ce qu'on n'achète point, on le loue, et ce sont les locataires en garni qui ont mis en circulation le proverbe: «Voir, c'est avoir.»
Mme de La Motte, dans l'espérance d'une location possible, après avoir pris des mesures, avisa un certain meuble de soie jaune bouton d'or qui lui plut au premier coup d'œil. Elle était brune.