Mais jamais ce meuble, composé de dix pièces, ne tiendrait au quatrième de la rue Saint-Claude.
Pour tout arranger, il fallait prendre à loyer le troisième étage, composé d'une antichambre, d'une salle à manger, d'un petit salon et d'une chambre à coucher.
De telle sorte que l'on recevrait au troisième étage les aumônes des cardinaux, et au quatrième celles des bureaux de charité, c'est-à-dire dans le luxe les aumônes des gens qui font la charité par ostentation, et dans la misère les offrandes de ces gens à préjugés qui n'aiment point à donner à ceux qui n'ont pas besoin de recevoir.
La comtesse, ayant ainsi pris son parti, tourna les yeux du côté obscur de la remise, c'est-à-dire du côté où les richesses se présentaient les plus splendides, côté des cristaux, des dorures et des glaces.
Elle y vit, le bonnet à la main, l'air impatient et le sourire un peu goguenard, une figure de bourgeois parisien qui faisait tourner une clef dans les deux index de ses deux mains, soudés l'un à l'autre par les deux ongles.
Ce digne inspecteur des marchandises d'occasion n'était autre que M. Fingret, à qui ses commis avaient annoncé la visite d'une belle dame venue en brouette.
On pouvait voir dans la cour les mêmes commis vêtus court et étroit de bure et de camelot, leurs petits mollets à l'air sous des bas quelque peu riants. Ils s'occupaient à restaurer, avec les plus vieux meubles, les moins vieux, ou, pour mieux dire, éventrer sofas, fauteuils et carreaux antiques, pour en tirer le crin et la plume qui devaient servir à rembourrer leurs successeurs.
L'un cardait le crin, le mélangeait généreusement d'étoupes et en bourrait un nouveau meuble.
L'autre lessivait de bons fauteuils.
Un troisième repassait des étoffes nettoyées avec des savons aromatiques.
Et l'on composait de ces vieux ingrédients les meubles d'occasion si beaux que Mme de La Motte admirait en ce moment.
M. Fingret, s'apercevant que sa pratique pouvait voir les opérations de ses commis et comprendre moins favorablement l'occasion qu'il n'était expédient à ses intérêts, ferma une porte vitrée donnant sur la cour, de crainte que la poussière n'aveuglât Madame…
Sur ce Madame… il s'arrêta.
C'était une interrogation.
– Mme la comtesse de La Motte Valois, répliqua nonchalamment Jeanne.
On vit alors sur ce titre bien sonnant M. Fingret dissoudre ses ongles, mettre sa clef dans sa poche et se rapprocher.
– Oh! dit-il, il n'y a rien ici de ce qui convient à Madame. J'ai du neuf, j'ai du beau, j'ai du magnifique. Il ne faudrait pas que Madame la comtesse se figurât, parce qu'elle est à la place Royale, que la maison Fingret n'a pas d'aussi beaux meubles que le tapissier du roi. Laissez tout cela, madame, s'il vous plaît, et voyons dans l'autre magasin.
Jeanne rougit.
Tout ce qu'elle avait vu là lui paraissait fort beau, si beau qu'elle n'espérait pas pouvoir l'acquérir.
Flattée sans aucun doute d'être si favorablement jugée par M. Fingret, elle ne pouvait s'empêcher de craindre qu'il ne la jugeât trop bien.
Elle maudit son orgueil, et regretta de ne s'être pas annoncée simple bourgeoise.
Mais de tout mauvais vice un esprit habile se tire avec avantage.
– Pas de neuf, monsieur, dit-elle, je n'en veux pas.
– Madame a sans doute quelques appartements d'amis à meubler.
– Vous l'avez dit, monsieur, un appartement d'ami. Or, vous comprenez que pour un appartement d'ami…
– À merveille. Que Madame choisisse, répliqua Fingret, rusé comme un marchand de Paris, lequel ne met pas d'amour-propre à vendre du neuf plutôt que du vieux, s'il peut gagner autant sur l'un que sur l'autre.
– Ce petit meuble bouton d'or, par exemple, demanda la comtesse.
– Oh! mais c'est peu de chose, madame, il n'y a que dix pièces.
– La chambre est médiocre, repartit la comtesse.
– Il est tout neuf, comme peut le voir Madame.
– Neuf… pour de l'occasion.
– Sans doute, fit M. Fingret en riant; mais, enfin, tel qu'il est, il vaut huit cents livres.
Ce prix fit tressaillir la comtesse; comment avouer que l'héritière des Valois se contentait d'un meuble d'occasion, mais ne pouvait le payer huit cents livres?
Elle prit le parti de la mauvaise humeur.
– Mais, s'écria-t-elle, on ne vous parle pas d'acheter, monsieur. Où prenez vous que j'aille acheter ces vieilleries? Il ne s'agit que de louer, et encore…
Fingret fit la grimace, car, insensiblement, la pratique perdait de sa valeur. Ce n'était plus un meuble neuf, ni même un meuble d'occasion à vendre, mais une location.
– Vous désireriez tout ce meuble bouton d'or, dit-il; est-ce pour un an?
– Non, c'est pour un mois. J'ai un provincial à meubler.
– Ce sera cent livres par mois, dit maître Fingret.
– Vous plaisantez, je suppose, monsieur; car à ce compte, au bout de huit mois, mon meuble serait à moi.
– D'accord, madame la comtesse.
– Eh bien! alors?
– Eh bien! alors, madame, s'il était à vous, il ne serait plus à moi et, par conséquent, je n'aurais pas à m'occuper de le faire restaurer, rafraîchir: toutes choses qui coûtent.
Mme de La Motte réfléchit.
«Cent livres pour un mois, se dit-elle, c'est beaucoup; mais il faut raisonner: ou ce sera trop cher dans un mois et alors je rends les meubles en laissant une grande opinion au tapissier, ou dans un mois je puis commander un meuble neuf. Je comptais employer cinq à six cents livres; faisons les choses en grand, dépensons cent écus.»
– Je garde, dit-elle tout haut, ce meuble bouton d'or pour un salon, avec tous les rideaux pareils.
– Oui, madame.
– Et les tapis?
– Les voici.
– Que me donnerez-vous pour une autre chambre?