– J'attends.
– Je ne vous prendrai point à l'enfance, temps qui ne compte pas dans la vie, je vous prendrai à la puberté, au moment où vous vous aperçûtes que Dieu avait mis en vous un cœur pour aimer.
– Pour aimer qui?
– Pour aimer Gilbert.
À ce mot, à ce nom, un frisson courut par toutes les veines de la jeune femme, et le domino bleu la sentit frémissante à son bras.
– Oh! dit-elle, comment savez-vous, mon Dieu?
Et elle s'arrêta tout à coup, dardant à travers son masque, et avec une émotion indéfinissable, ses yeux sur le domino bleu.
Le domino bleu resta muet. Oliva, ou plutôt Nicole, poussa un soupir.
– Ah! monsieur, dit-elle sans chercher à lutter plus longtemps, vous venez de prononcer un nom pour moi bien fertile en souvenirs. Vous connaissez donc ce Gilbert?
– Oui, puisque je vous en parle.
– Hélas!
– Un charmant garçon, sur ma foi! Vous l'aimiez?
– Il était beau. Non… ce n'est pas cela… mais je le trouvais beau, moi. Il était plein d'esprit; il était mon égal par la naissance… Mais non, cette fois surtout, je me trompe. Égal, non, jamais. Tant que Gilbert le voudra, aucune femme ne sera son égale.
– Même…
– Même qui?
– Même Mlle de Ta…
– Oh! je sais ce que vous voulez dire, interrompit Nicole; oh! vous êtes bien instruit, monsieur, je le vois; oui, il aimait plus haut que la pauvre Nicole.
– Je m'arrête, vous voyez.
– Oui, oui, vous savez des secrets bien terribles, monsieur, dit Oliva en tressaillant; maintenant…
Elle regarda l'inconnu comme si elle eût pu lire à travers son masque.
– Maintenant, qu'est-il devenu?
– Mais je crois que vous pourriez le dire mieux que personne.
– Pourquoi? grand Dieu!
– Parce que, s'il vous a suivie de Taverney à Paris, vous l'avez suivi, vous, de Paris à Trianon.
– Oui, c'est vrai, mais il y a dix ans de cela; aussi n'est-ce pas de ce temps que je vous parle. Je vous parle des dix ans qui se sont écoulés depuis que je me suis enfuie et qu'il a disparu. Mon Dieu! il se passe tant de choses en dix ans!
Le domino bleu garda le silence.
– Je vous en prie, insista Nicole, presque suppliante, dites-moi ce qu'est devenu Gilbert? Vous vous taisez, vous détournez la tête. Peut-être ce souvenir vous blesse-t-il, vous attriste-t-il?
Le domino bleu avait, en effet, non pas détourné, mais incliné la tête, comme si le poids de ses souvenirs eût été trop lourd.
– Quand Gilbert aimait Mlle de Taverney… dit Oliva.
– Plus bas les noms, dit le domino bleu. N'avez-vous point remarqué que je ne les prononce point moi-même?
– Quand il était si amoureux, continua Oliva avec un soupir, que chaque arbre de Trianon savait son amour.
– Eh bien! vous ne l'aimiez plus, vous?
– Moi, au contraire, plus que jamais; et ce fut cet amour qui me perdit. Je suis belle, je suis fière, et quand je veux, je suis insolente. Je mettrais ma tête sur un billot pour la faire abattre, plutôt que de laisser dire que j'ai courbé la tête.
– Vous avez du cœur, Nicole.
– Oui, j'en ai eu… dans ce temps-là, dit la jeune fille en soupirant.
– La conversation vous attriste?
– Non, au contraire, cela me fait du bien de remonter vers ma jeunesse. Il en est de la vie comme des rivières, la rivière la plus troublée a une source pure. Continuez, et ne faites pas attention à un pauvre soupir perdu qui sort de ma poitrine.
– Oh! fit le domino bleu avec un doux balancement qui trahissait un sourire éclos sous le masque: de vous, de Gilbert et d'une autre personne, je sais, ma pauvre enfant, tout ce que vous pouvez savoir vous-même.
– Alors, s'écria Oliva, dites-moi pourquoi Gilbert s'est enfui de Trianon; et si vous me le dites…
– Vous serez convaincue? Eh bien! je ne vous le dirai pas, et vous serez bien mieux convaincue encore.
– Comment cela?
– En me demandant pourquoi Gilbert a quitté Trianon, ce n'est pas une vérité que vous voulez constater dans ma réponse, c'est une chose que vous ne savez pas et que vous désirez apprendre.
– C'est vrai.
Tout à coup, elle tressaillit plus vivement qu'elle n'avait fait encore, et lui saisissant les mains de ses deux mains crispées:
– Mon Dieu! dit-elle, mon Dieu!
– Eh bien! quoi?
Nicole parut se remettre à écarter l'idée qui l'avait amenée à cette démonstration.
– Rien.
– Si fait, vous vouliez me demander quelque chose.
– Oui, dites-moi tout franc ce qu'est devenu Gilbert?