– Parfaitement, madame; c'était un fort joli garçon; mais, en somme, il ne mérite pas tout à fait ce qu'Homère en dit et ce que les femmes en pensent. D'abord, il était roux.
– Roux! oh! fi! l'horreur! dit la comtesse.
– Malheureusement, dit Cagliostro, Hélène n'était pas de votre avis, madame. Mais revenons à notre élixir.
– Oui, oui, dirent toutes les voix.
– Vous prétendiez donc, monsieur de Taverney, que tout s'use. Soit. Mais vous savez aussi que tout se raccommode, tout se régénère ou se remplace, comme vous voudrez. Le fameux couteau de saint Hubert, qui a tant de fois changé de lame et de poignée, en est un exemple; car, malgré ce double changement, il est resté le couteau de saint Hubert. Le vin que conservent dans leur cellier les moines d'Heidelberg est toujours le même vin, cependant on verse chaque année dans la tonne gigantesque une récolte nouvelle. Aussi le vin des moines d'Heidelberg est-il toujours clair, vif et savoureux, tandis que le vin cacheté par Opimius et moi dans des amphores de terre n'était plus, lorsque cent ans après j'essayai d'en boire, qu'une boue épaisse, qui peut-être pouvait être mangée, mais qui, certes, ne pouvait pas être bue.
«Eh bien! au lieu de suivre l'exemple d'Opimius, j'ai deviné celui que devaient donner les moines d'Heidelberg. J'ai entretenu mon corps en y versant chaque année de nouveaux principes chargés d'y régénérer les vieux éléments Chaque matin un atome jeune et frais a remplacé dans mon sang, dans ma chair, dans mes os, une molécule usée, inerte.
«J'ai ranimé les détritus par lesquels l'homme vulgaire laisse envahir insensiblement toute la masse de son être: j'ai forcé tous ces soldats que Dieu a donnés à la nature humaine pour se défendre contre la destruction, soldats que le commun des créatures réforme ou laisse se paralyser dans l'oisiveté, je les ai forcés à un travail soutenu que facilitait, que commandait même l'introduction d'un stimulant toujours nouveau; il résulte de cette étude assidue de la vie, que ma pensée, mes gestes, mes nerfs, mon cœur, mon âme, n'ont jamais désappris leurs fonctions; et comme tout s'enchaîne dans ce monde, comme ceux-là réussissent le mieux à une chose qui font toujours cette chose, je me suis trouvé naturellement plus habile que tout autre à éviter les dangers d'une existence de trois mille années, et cela parce que j'ai réussi à prendre de tout une telle expérience que je prévois les désavantages, que je sens les dangers d'une position quelconque. Ainsi vous ne me ferez pas entrer dans une maison qui risque de s'écrouler. Oh! non, j'ai vu trop de maisons pour ne pas, du premier coup d'œil, distinguer les bonnes des mauvaises. Vous ne me ferez pas chasser avec un maladroit qui manie mal son fusil. Depuis Céphale, qui tua sa femme Procris, jusqu'au régent, qui creva l'œil de M. le Prince, j'ai vu trop de maladroits; vous ne me ferez pas prendre à la guerre tel ou tel poste que le premier venu acceptera, attendu que j'aurai calculé en un instant toutes les lignes droites et toutes les lignes paraboliques qui aboutissent d'une façon mortelle à ce poste. Vous me direz qu'on ne prévoit pas une balle perdue. Je vous répondrai qu'un homme ayant évité un million de coups de fusil n'est pas excusable de se laisser tuer par une balle perdue. Ah! ne faites pas de gestes d'incrédulité, car, enfin, je suis là comme une preuve vivante. Je ne vous dis pas que je suis immortel; je vous dis seulement que je sais ce que personne ne sait, c'est-à-dire éviter la mort quand elle vient par accident. Ainsi, par exemple, pour rien au monde je ne resterais un quart d'heure seul ici avec M. de Launay, qui pense en ce moment que, s'il me tenait dans un de ses cabanons de la Bastille, il expérimenterait mon immortalité à l'aide de la faim. Je ne resterais pas non plus avec M. de Condorcet, car il pense en ce moment à jeter dans mon verre le contenu de la bague qu'il porte à l'index de la main gauche, et ce contenu c'est du poison; le tout sans méchante intention aucune, mais par manière de curiosité scientifique, pour savoir tout simplement si j'en mourrais.
Les deux personnages que venait de nommer le comte de Cagliostro firent un mouvement.
– Avouez-le hardiment, monsieur de Launay, nous ne sommes pas une cour de justice, et d'ailleurs on ne punit pas l'intention! Voyons, avez-vous pensé à ce que je viens de dire? et vous, monsieur de Condorcet, avez-vous réellement dans cet anneau un poison que vous voudriez me faire goûter, au nom de votre maîtresse bien-aimée la science?
– Ma foi! dit M. de Launay en riant et en rougissant, j'avoue que vous avez raison, monsieur le comte, c'était folie. Mais cette folie m'a passé par l'esprit juste au moment même où vous m'accusiez.
– Et moi, dit Condorcet, je ne serai pas moins franc que M. de Launay. J'ai songé effectivement que si vous goûtiez de ce que j'ai dans ma bague, je ne donnerais pas une obole de votre immortalité.
Un cri d'admiration partit de la table à l'instant même.
Cet aveu donnait raison, non pas à l'immortalité, mais à la pénétration du comte de Cagliostro.
– Vous voyez bien, dit tranquillement Cagliostro, vous voyez bien que j'ai deviné. Eh bien! il en est de même de tout ce qui doit arriver. L'habitude de vivre m'a révélé au premier coup d'œil le passé et l'avenir des gens que je vois.
«Mon infaillibilité sur ce point est telle, qu'elle s'étend aux animaux, à la matière inerte. Si je monte dans un carrosse, je vois à l'air des chevaux qu'ils s'emporteront, à la mine du cocher qu'il me versera ou m'accrochera; si je m'embarque sur un navire, je devine que le capitaine sera un ignorant ou un entêté, et que, par conséquent, il ne pourra ou il ne voudra pas faire la manœuvre nécessaire. J'évite alors le cocher et le capitaine; je laisse les chevaux comme le navire. Je ne nie pas le hasard, je l'amoindris; au lieu de lui laisser cent chances comme fait tout le monde, je lui en ôte quatre-vingt-dix-neuf, et je me défie de la centième. Voilà à quoi cela me sert d'avoir vécu trois mille ans.
– Alors, dit en riant La Pérouse au milieu de l'enthousiasme ou du désappointement soulevé par les paroles de Cagliostro, alors, mon cher prophète, vous devriez bien venir avec moi jusqu'aux embarcations qui doivent me faire faire le tour du monde. Vous me rendriez un signalé service.
Cagliostro ne répondit rien.
– Monsieur le maréchal, continua en riant le navigateur, puisque M. le comte de Cagliostro, et je comprends cela, ne veut pas quitter si bonne compagnie, il faut que vous me permettiez de le faire. Pardonnez-moi, monsieur le comte de Haga, pardonnez-moi, madame, mais voilà sept heures qui sonnent, et j'ai promis au roi de monter en chaise à sept heures et un quart. Maintenant, puisque M. le comte de Cagliostro n'est pas tenté de venir voir mes deux flûtes, qu'il me dise au moins ce qui m'arrivera de Versailles à Brest. De Brest au pôle, je le tiens quitte, c'est mon affaire. Mais, pardieu! de Versailles à Brest, il me doit une consultation.
Cagliostro regarda encore une fois La Pérouse, et d'un œil si mélancolique, avec un air si doux et si triste à la fois, que la plupart des convives en furent frappés étrangement. Mais le navigateur ne remarqua rien. Il prenait congé des convives; ses valets lui faisaient endosser une lourde houppelande de fourrures, et Mme du Barry glissait dans sa poche quelques-uns de ces cordiaux exquis qui sont si doux au voyageur, auxquels cependant le voyageur ne pense presque jamais de lui-même, et qui lui rappellent les amis absents pendant les longues nuits d'une route accomplie par une atmosphère glaciale.
La Pérouse, toujours riant, salua respectueusement le comte de Haga, et tendit la main au vieux maréchal.
– Adieu, mon cher La Pérouse, lui dit le duc de Richelieu.
– Non pas, monsieur le duc, au revoir, répondit La Pérouse. Mais, en vérité, on dirait que je pars pour l'éternité: le tour du monde à faire, voilà tout, quatre ou cinq ans d'absence, pas davantage; il ne faut pas se dire adieu pour cela.
– Quatre ou cinq ans! s'écria le maréchal. Eh! monsieur, pourquoi ne dites-vous pas quatre ou cinq siècles? Les jours sont des années à mon âge. Adieu, vous dis-je.
– Bah! demandez au devin, dit La Pérouse en riant: il vous promet vingt ans encore. N'est-ce pas, monsieur de Cagliostro? Ah! comte, que ne m'avez-vous parlé plus tôt de vos divines gouttes? à quelque prix que ce fût, j'en eusse embarqué une tonne sur l'Astrolabe. C'est le nom de mon bâtiment, messieurs. Madame, encore un baiser sur votre belle main, la plus belle que je sois bien certainement destiné à voir d'ici à mon retour. Au revoir!
Et il partit.
Cagliostro gardait toujours le même silence de mauvais augure.
On entendit le pas du capitaine sur les degrés sonores du perron, sa voix toujours gaie dans la cour, et ses derniers compliments aux personnes rassemblées pour le voir.
Puis les chevaux secouèrent leurs têtes chargées de grelots, la portière de la chaise se ferma avec un bruit sec, et les roues grondèrent sur le pavé de la rue.
La Pérouse venait de faire le premier pas dans ce voyage mystérieux dont il ne devait pas revenir.
Chacun écoutait.
Lorsqu'on n'entendit plus rien, tous les regards se trouvèrent comme par une force supérieure ramenés sur Cagliostro.
Il y avait en ce moment sur les traits de cet homme une illumination pythique qui fit tressaillir les convives.
Un silence étrange dura quelques instants.
Le comte de Haga le rompit le premier.
– Et pourquoi ne lui avez-vous rien répondu, monsieur?
Cette interrogation était l'expression de l'anxiété générale.
Cagliostro tressaillit, comme si cette demande l'avait tiré de sa contemplation.
– Parce que, dit-il en répondant au comte, il m'eût fallu lui dire un mensonge ou une dureté.
– Comment cela?
– Parce qu'il m'eût fallu lui dire: «Monsieur de La Pérouse, M. le duc de Richelieu a raison de vous dire adieu et non pas au revoir.»
– Eh! mais, fit Richelieu pâlissant, que diable! monsieur Cagliostro, dites vous donc là de La Pérouse?
– Oh! rassurez-vous, monsieur le maréchal, reprit vivement Cagliostro, ce n'est pas pour vous que la prédiction est triste.
– Eh quoi! s'écria Mme du Barry, ce pauvre La Pérouse qui vient de me baiser la main…
– Non seulement ne vous la baisera plus, madame, mais ne reverra jamais ceux qu'il vient de quitter ce soir, dit Cagliostro en considérant attentivement son verre plein d'eau, et dans lequel, par la façon dont il était placé, se jouaient des couches lumineuses d'une couleur d'opale, coupées transversalement par les ombres des objets environnants.
Un cri d'étonnement sortit de toutes les bouches.
La conversation en était venue à ce point que chaque minute faisait grandir l'intérêt; on eût dit, à l'air grave, solennel et presque anxieux avec lequel les assistants interrogeaient Cagliostro, soit de la voix, soit du regard, qu'il s'agissait des prédictions infaillibles d'un oracle antique.
Au milieu de cette préoccupation, M. de Favras, résumant le sentiment général, se leva, fit un signe, et s'en alla sur la pointe du pied écouter dans les antichambres si quelque valet ne guettait pas.
Mais c'était, nous l'avons dit, une maison bien tenue que celle de M. le maréchal de Richelieu, et M. de Favras ne trouva dans l'antichambre qu'un vieil intendant qui, sévère comme une sentinelle à un poste perdu, défendait les abords de la salle à manger à l'heure solennelle du dessert.
Il revint prendre sa place, et s'assit en faisant signe aux convives qu'ils étaient bien seuls.
– En ce cas, dit Mme du Barry, répondant à l'assurance de M. de Favras comme si elle eût été émise à haute voix, en ce cas, racontez-nous ce qui attend ce pauvre La Pérouse.