– Madame, répondit l'officier, frappé du ton à la fois noble et charmant de l'inconnue, disposez de moi.
– Alors, monsieur, ayez l'obligeance de monter avec nous.
– Dans le fiacre?
– Et de nous accompagner.
– Jusqu'à Versailles?
– Oui, monsieur.
L'officier, sans répliquer, monta dans le fiacre, se plaça sur le devant et cria au cocher:
– Touche!
Les portières fermées, les mantelets et les fourrures mis en commun, le fiacre prit la rue Saint-Thomas-du-Louvre, traversa la place du Carrousel, et se mit à rouler par les quais.
L'officier se blottit dans un coin, en face de l'aînée des deux femmes, sa redingote soigneusement étendue sur ses genoux.
Le silence le plus profond régnait à l'intérieur.
Le cocher, soit qu'il voulût fidèlement tenir le marché, soit que la présence de l'officier le maintînt par une crainte respectueuse dans le cercle de la loyauté, le cocher fit courir ses maigres rosses avec persévérance sur le pavé glissant des quais et du chemin de la Conférence.
Cependant, l'haleine des trois voyageurs échauffait insensiblement le fiacre. Un parfum délicat épaississait l'air et portait au cerveau du jeune homme des impressions qui, d'instants en instants, devenaient moins défavorables à ses compagnes.
«Ce sont, pensait-il, des femmes attardées dans quelque rendez-vous, et les voilà qui regagnent Versailles, un peu effrayées, un peu honteuses.
«Cependant, comment ces dames, continuait en lui-même l'officier, si elles sont femmes de quelque distinction, vont-elles dans un cabriolet, et surtout le conduisent-elles elles-mêmes?
«Oh! à cela, il y a une réponse.
«Le cabriolet était trop étroit pour trois personnes, et deux femmes n'iront pas se gêner pour mettre un laquais auprès d'elles.
«Mais pas d'argent sur l'une ni l'autre! objection fâcheuse et qui mérite qu'on y réfléchisse.
«Sans doute le laquais avait la bourse. Le cabriolet, qui doit être en pièces maintenant, était d'une élégance parfaite, et le cheval… si je me connais en chevaux, valait cent cinquante louis. Il n'y a que des femmes riches qui puissent abandonner un pareil cabriolet et un pareil cheval sans le regretter. L'absence d'argent ne signifie donc absolument rien.
«Oui, mais cette manie de parler une langue étrangère quand on est Française.
«Bon; mais cela prouve justement une éducation distinguée. Il n'est pas naturel aux aventurières de parler l'allemand avec cette pureté toute germanique, et le français comme des Parisiennes.
«D'ailleurs, il y a une distinction native chez ces femmes.
«La supplique de la jeune était touchante.
«La requête de l'aînée était noblement impérieuse.
«Puis, vraiment, continuait le jeune homme en rangeant son épée dans le fiacre, de manière qu'elle n'incommodât pas ses voisines, ne dirait-on pas qu'il y a danger pour un militaire à passer deux heures en fiacre avec deux jolies femmes?
«Jolies et discrètes, ajouta-t-il, car elles ne parlent pas et attendent que j'engage la conversation.»
De leur côté, sans doute, les deux jeunes femmes songeaient au jeune officier, comme le jeune officier songeait à elles; car, au moment où il achevait de formuler cette idée, l'une des deux dames, s'adressant à sa compagne, lui dit en anglais:
– En vérité, chère amie, ce cocher nous mène comme des morts; jamais nous n'arriverons à Versailles. Je gage que notre pauvre compagnon s'ennuie à mourir.
– C'est qu'aussi, répondit en souriant la plus jeune, notre conversation n'est pas des plus divertissantes.
– Ne trouvez-vous pas qu'il a l'air d'un homme tout à fait comme il faut?
– C'est mon avis, madame.
– D'ailleurs, vous avez remarqué qu'il porte l'uniforme de marine?
– Je ne me connais pas beaucoup en uniformes.
– Eh bien! il porte, comme je vous le disais, l'uniforme d'officier de marine, et tous les officiers de marine sont de bonne maison; au reste, l'uniforme lui va bien, et il est beau cavalier, n'est-ce pas?
La jeune femme allait répondre et probablement abonder dans le sens de son interlocutrice, lorsque l'officier fit un geste qui l'arrêta.
– Pardon, mesdames, dit-il en excellent anglais, je crois devoir vous dire que je parle et comprends l'anglais assez facilement, mais je ne sais pas l'espagnol, et si vous le savez, et qu'il vous plaise de vous entretenir dans cette langue, vous serez sûres au moins de ne pas être comprises.
– Monsieur, répliqua la dame en riant, nous ne voulions pas dire du mal de vous, comme vous avez pu vous en apercevoir; aussi ne nous gênons pas, et ne parlons plus que le français, si nous avons quelque chose à nous dire.
– Merci de cette grâce, madame; mais, cependant, au cas où ma présence vous serait gênante…
– Vous ne pouvez supposer cela, monsieur, puisque c'est nous qui l'avons demandée.
– Exigée même, dit la plus jeune des deux femmes.
– Ne me rendez pas confus, madame, et pardonnez-moi un moment d'indécision; vous connaissez Paris, n'est-ce pas? Paris est plein de pièges, de déconvenues et de déceptions.
– Ainsi, vous nous avez prises… Voyons, parlez franc.
– Monsieur nous a prises pour des pièges; voilà tout!
– Oh! mesdames, dit le jeune homme en s'humiliant, je vous jure que rien de pareil n'est entré dans mon esprit.
– Pardon, qu'y a-t-il? Le fiacre s'arrête.
– Qu'est-il arrivé?
– Je vais y voir, mesdames.
– Je crois que nous versons; prenez garde, monsieur!
Et la main de la plus jeune, s'allongeant par un brusque mouvement, s'arrêta sur l'épaule du jeune homme, qui déjà se préparait à sauter hors du fiacre.
La pression de cette main le fit frissonner.