– Courage, Andrée, courage, répondit l'autre.
– Mais on va vous voir, vous reconnaître peut-être!
– Regardez par le carreau du fond si Weber est toujours derrière le cabriolet.
– Il essaie de descendre, mais on l'assiège; il se défend. Ah! voici qu'il vient.
– Weber! Weber! dit la dame en allemand, faites-nous descendre.
Le valet de chambre obéit, et, grâce à deux chocs d'épaule qui repoussèrent les assaillants, il ouvrit le tablier du cabriolet.
Les deux femmes sautèrent légèrement à terre.
Pendant ce temps, la foule s'en prenait au cheval et au cabriolet, dont elle commençait à briser la caisse.
– Mais qu'y a-t-il, au nom du Ciel! continua en allemand la plus âgée des deux dames; y comprenez-vous quelque chose, Weber?
– Ma foi! non, madame, répondit le serviteur, beaucoup plus à son aise dans cette langue que dans la langue française, et tout en distribuant çà et là de grands coups de pied pour dégager sa maîtresse.
– Mais ce ne sont pas des hommes, ce sont des bêtes féroces! continua la dame toujours en allemand. Que me reprochent-ils donc? Voyons.
Au même instant une voix polie, qui contrastait singulièrement avec les menaces et les injures dont les deux dames étaient l'objet, répondit dans le pur saxon:
– Ils vous reprochent, madame, de braver l'ordonnance de police qui a paru dans Paris ce matin, et qui prohibe jusqu'au printemps la circulation des cabriolets, déjà fort dangereux quand le pavé est bon, mais qui devient mortel aux piétons quand il gèle et qu'on ne peut éviter les roues.
La dame se retourna pour voir d'où venait cette voix courtoise, au milieu de toutes ces voix menaçantes.
Elle aperçut alors un jeune officier qui, pour s'approcher d'elle, avait dû, certes, guerroyer aussi vaillamment que le faisait Weber pour se maintenir où il était.
La figure gracieuse et distinguée, la taille élevée, l'air martial du jeune homme plurent à la dame, qui s'empressa de répliquer en allemand:
– Oh! mon Dieu! monsieur, j'ignorais cette ordonnance; je l'ignorais complètement.
– Vous êtes étrangère, madame? demanda le jeune officier.
– Oui, monsieur; mais, dites-moi, que dois-je faire? on brise mon cabriolet.
– Il faut le laisser briser, madame, et vous dérober pendant ce temps-là. Le peuple de Paris est furieux contre les riches qui affichent le luxe en face de la misère, et en vertu de l'ordonnance rendue ce matin, on vous conduira chez le commissaire.
– Oh! jamais, s'écria la plus jeune des deux dames, jamais!
– Alors, reprit l'officier en riant, profitez de la trouée que je vais faire dans la foule, et disparaissez.
Ces mots furent dits d'un ton dégagé, qui fit comprendre aux étrangères que l'officier avait entendu les commentaires du peuple sur les filles entretenues par MM. de Soubise et d'Hennin.
Mais ce n'était pas le moment de pointiller.
– Donnez-nous le bras jusqu'à une voiture de place, monsieur, dit l'aînée des deux dames avec une voix pleine d'autorité.
– J'allais faire cabrer votre cheval, et dans le trouble produit nécessairement par ce mouvement, vous vous seriez enfuies; car, ajouta le jeune homme, qui ne demandait pas mieux que de décliner la responsabilité d'un hasardeux patronage, le peuple se fatigue de nous entendre parler une langue qu'il ne comprend pas.
– Weber! cria la dame d'une voix forte, fais cabrer Bélus pour que toute cette foule s'effraie et s'écarte.
– Et puis, madame…
– Et puis, reste pendant que nous partirons.
– Et s'ils brisent la caisse?
– Qu'ils brisent, que t'importe; sauve Bélus si tu peux, et toi surtout; voilà la seule chose que je te recommande.
– Bien, madame, répondit Weber.
Et, au même instant, il chatouilla l'irritable irlandais, qui bondit au milieu de la cour, et renversa les plus passionnés, qui s'étaient cramponnés à la bride et aux brancards.
Grandes furent en ce moment la terreur et la confusion.
– Votre bras, monsieur, dit alors la dame à l'officier; venez, petite, ajouta-t elle, en se retournant vers Andrée.
– Allons, allons, femme de courage! murmura tout bas l'officier, qui donna sur-le-champ, et avec une admiration réelle, son bras à celle qui le lui demandait.
En quelques minutes, il avait conduit les deux femmes à la place voisine, où des fiacres stationnaient en attendant la pratique, les cochers dormant sur leurs sièges, tandis que leurs chevaux, l'œil à demi fermé et la tête basse, attendaient la maigre pitance du soir.
Chapitre V
Route de Versailles
Les deux dames se trouvaient hors des atteintes de la foule, mais il était à craindre que quelques curieux les ayant suivies ne les fissent reconnaître, ne renouvelassent une scène pareille à celle qui venait d'avoir lieu et à laquelle, cette fois, elles échapperaient peut-être plus difficilement.
Le jeune officier comprit cette alternative; on le vit bien à l'activité qu'il déploya en éveillant sur son siège le cocher encore plus gelé qu'endormi.
Il faisait si horriblement froid que, contrairement à l'habitude des cochers qui se piquent d'émulation en se volant les pratiques l'un à l'autre, aucun des automédons à vingt-quatre sous l'heure ne bougea, pas même celui auquel on s'adressait.
L'officier saisit le cocher par le collet de son pauvre surtout, et le secoua si rudement qu'il le tira de son engourdissement.
– Holà! hé! cria le jeune homme à son oreille, voyant qu'il donnait signe de vie.
– Voilà, maître, voilà, dit le cocher rêvant encore et chancelant sur son siège comme un homme ivre.
– Où allez-vous, mesdames? demanda l'officier, en allemand toujours.
– À Versailles, répondit l'aînée des deux dames en continuant toujours la même langue.
– À Versailles! s'écria le cocher, vous avez dit à Versailles?
– Sans doute.
– Ah! bien oui, à Versailles! Quatre lieues et demie par une glace pareille! Non, non, non.