Par un mouvement tout naturel, il essaya de la saisir; mais déjà Andrée, qui avait cédé à un premier mouvement de crainte, s'était rejetée au fond du fiacre.
L'officier, que rien ne retenait plus, sortit donc, et trouva le cocher fort occupé à relever un de ses chevaux qui s'empêtrait dans le timon et dans les traits.
On était un peu en avant du pont de Sèvres.
Grâce à l'aide que l'officier donna au conducteur du fiacre, le pauvre cheval fut bientôt sur ses jambes.
Le jeune homme rentra dans le fiacre.
Quant au cocher, se félicitant d'avoir une si aimable pratique, il fit gaiement claquer son fouet dans le double but sans doute d'animer ses rosses et de se réchauffer lui-même.
Mais on eût dit que par la portière ouverte le froid qui venait d'entrer avait glacé la conversation, et congelé cette intimité naissante à laquelle le jeune homme commençait à trouver un charme dont il ne se rendait pas raison.
On lui demanda simplement compte de l'accident, il raconta ce qui était arrivé.
Puis ce fut tout, et le silence revint de nouveau peser sur le trio voyageur.
L'officier, que cette main tiède et palpitante avait fort occupé, voulut au moins avoir un pied en échange.
Il allongea donc la jambe, mais si adroit qu'il fût, il ne rencontra rien, ou plutôt, s'il rencontrait, il avait la douleur de voir fuir ce qu'il rencontrait devant lui.
Une fois même, ayant effleuré le pied de l'aînée des deux femmes:
– Je vous gêne horriblement, n'est-ce pas, monsieur, lui dit cette dernière avec le plus grand sang-froid, pardon!
Le jeune homme rougit jusqu'aux oreilles, en se félicitant que la nuit fût assez épaisse pour cacher sa rougeur.
Aussi tout fut dit, et là se terminèrent ses entreprises.
Redevenu muet, immobile et respectueux, comme s'il eût été dans un temple, il craignit de respirer, et se fit petit comme un enfant.
Mais peu à peu, et malgré lui, une impression étrange envahissait toute sa pensée, tout son être.
Il sentait, sans les toucher, les deux charmantes femmes, il les voyait sans les voir; peu à peu s'accoutumant à vivre près d'elles, il lui semblait qu'une parcelle de leur existence venait de se fondre dans la sienne. Pour tout au monde, il eût voulu renouer la conversation éteinte, et maintenant il n'osait, car il craignait les banalités; lui qui au départ dédaignait de placer même un de ces mots les plus simples de la langue du monde, il s'alarmait de paraître niais ou impertinent devant ces femmes, auxquelles une heure avant il croyait accorder beaucoup d'honneur en leur faisant l'aumône d'un louis et d'une politesse.
En un mot, comme toutes les sympathies en cette vie s'expliquent par les rapports des fluides mis en contact à propos, un magnétisme puissant, émané des parfums et de la chaleur juvénile de ces trois corps assemblés par hasard, dominait le jeune homme et lui épanouissait la pensée en lui dilatant le cœur.
Ainsi naissent parfois, vivent et meurent dans l'espace de quelques moments les plus réelles, les plus suaves, les plus ardentes passions. Elles ont le charme, parce qu'elles sont éphémères; elles ont la force, parce qu'elles sont contenues.
L'officier ne dit plus un seul mot. Les dames parlèrent bas entre elles.
Cependant, comme son oreille était incessamment ouverte, il saisissait des mots sans suite, qui cependant présentaient un sens à son imagination.
Voici ce qu'il entendit:
– L'heure avancée… les portes… le prétexte de la sortie…
Le fiacre s'arrêta de nouveau.
Cette fois, ce n'était ni un cheval tombé, ni une roue brisée. Après trois heures de courageux efforts, le brave cocher s'était réchauffé les bras, c'est-à-dire qu'il avait mis ses chevaux en nage et avait atteint Versailles, dont les longues avenues sombres et désertes apparaissaient, sous les lueurs rougeâtres de quelques lanternes blanchies par le givre, comme une double procession de spectres noirs et décharnés.
Le jeune homme comprit qu'on était arrivé. Par quelle magie le temps lui avait-il donc paru si court?
Le cocher se pencha vers la glace de devant.
– Mon maître, dit-il, nous sommes à Versailles.
– Où faut-il arrêter, mesdames? demanda l'officier.
– À la place d'Armes.
– À la place d'Armes! cria le jeune homme au cocher.
– Il faut aller à la place d'Armes? demanda celui-ci.
– Oui, sans doute, puisqu'on te le dit.
– Il y aura bien un petit pourboire? fit l'Auvergnat en ricanant.
– Va toujours.
Les coups de fouet recommencèrent.
«Il faut pourtant que je parle, pensa tout bas l'officier. Je vais passer pour un imbécile, après avoir passé pour un impertinent.»
– Mesdames, dit-il, non sans hésiter encore, vous voilà chez vous.
– Grâce à votre généreux secours.
– Quelle peine nous vous avons donnée! dit la plus jeune des deux femmes.
– Oh! je l'ai plus qu'oubliée, madame.
– Et nous, monsieur, nous ne l'oublierons pas. Votre nom, s'il vous plaît, monsieur.
– Mon nom? Oh!
– C'est la seconde fois qu'on vous le demande. Prenez garde!
– Et vous ne voulez pas nous faire cadeau d'un louis, n'est-ce pas?
– Oh! s'il en est ainsi, madame, dit l'officier un peu piqué, je cède: je suis le comte de Charny; comme l'a remarqué madame, au reste, officier dans la marine royale.
– Charny! répéta l'aînée des deux dames, du ton qu'elle eût mis à dire: «C'est bien, je ne l'oublierai pas.»
– Olivier, Olivier de Charny, ajouta l'officier.
– Olivier! murmura la plus jeune des dames.