– À vous.
– Ah! monseigneur, je ne vous démentirai pas, la chose est bien possible.
– Vous avouez…
– J'avoue le malheureux contrecoup d'un événement qui a sauvé la monarchie.
– Oui, mais un contrecoup peut-être mortel à ceux qui avaient guéri de l'accident primitif.
– Hélas! monseigneur.
– Voilà pourquoi je ne trouve pas aussi heureuses qu'on le prétend les victoires de M. Washington et du marquis de La Fayette. C'est de l'égoïsme, je le veux bien, mais passez-le-moi; ce n'est pas de l'égoïsme pour moi seul.
– Oh! monseigneur.
– Et savez-vous pourquoi je vous aiderai de toutes mes forces?
– Monseigneur, quelle que soit la raison, j'en aurai à Votre Altesse Royale la plus vive reconnaissance.
– C'est que, mon cher monsieur de Taverney, vous n'êtes pas un de ceux que la trompette a héroïsés dans nos carrefours; vous avez fait bravement votre service, mais vous ne vous êtes pas coulé sans cesse dans l'embouchure de la trompette. On ne vous connaît pas à Paris, voilà pourquoi je vous aime, sinon… ah! ma foi! monsieur de Taverney… sinon… je suis égoïste, voyez-vous.
Là-dessus, le prince baisa la main de la reine en riant, salua Andrée d'un air affable et plus respectueux qu'il n'en avait l'habitude avec les femmes, puis la porte s'ouvrit et il disparut.
La reine alors quitta presque brusquement l'entretien qu'elle avait avec Andrée, se tourna vers Philippe, et lui dit:
– Avez-vous vu votre père, monsieur?
– Avant de venir ici, oui, madame, je l'ai trouvé dans les antichambres; ma sœur l'avait fait prévenir.
– Pourquoi n'avoir pas été voir votre père d'abord?
– J'avais envoyé chez lui mon valet de chambre, madame, et mon mince bagage, mais M. de Taverney m'a renvoyé ce garçon avec l'ordre de me présenter d'abord chez le roi ou chez Votre Majesté.
– Et vous avez obéi?
– Avec bonheur, madame; de cette façon, j'ai pu embrasser ma sœur.
– Il fait un temps superbe! s'écria la reine avec un mouvement de joie. Madame de Misery, demain la glace sera fondue, il me faut tout de suite un traîneau.
La première femme de chambre sortit pour faire exécuter l'ordre.
– Et mon chocolat ici, ajouta la reine.
– Votre Majesté ne déjeunera pas, dit Mme de Misery. Ah! déjà hier Votre Majesté n'a pas soupé.
– C'est ce qui vous trompe, ma bonne Misery, nous avons soupé hier, demandez à Mlle de Taverney.
– Et très bien, répliqua Andrée.
– Ce qui n'empêchera pas que je prenne mon chocolat, ajouta la reine. Vite, vite, ma bonne Misery, ce beau soleil m'attire: il y aura bien du monde sur la pièce d'eau des Suisses.
– Votre Majesté se propose de patiner? dit Philippe.
– Oh! vous allez vous moquer de nous, monsieur l'Américain, s'écria la reine, vous qui avez parcouru des lacs immenses, sur lesquels on fait plus de lieues qu'ici nous ne faisons de pas.
– Madame, répondit Philippe, ici Votre Majesté s'amuse du froid et du chemin; là-bas on en meurt.
– Ah! voici mon chocolat: Andrée, vous en prendrez une tasse.
Andrée rougit de plaisir et s'inclina.
– Vous voyez, monsieur de Taverney, je suis toujours la même, l'étiquette me fait horreur comme autrefois; vous souvient-il d'autrefois, monsieur Philippe, êtes-vous changé, vous?
Ces mots allèrent au cœur du jeune homme; souvent le regret d'une femme est un coup de poignard pour les intéressés.
– Non, madame, répondit-il d'une voix brève, non, je ne suis pas changé, de cœur au moins.
– Alors, si vous avez gardé le même cœur, dit la reine avec enjouement, comme le cœur était bon, nous vous en remercions à notre manière: une tasse pour M. de Taverney, madame Misery.
– Oh! madame, s'écria Philippe, tout bouleversé, Votre Majesté n'y pense pas, un tel honneur à un pauvre soldat obscur comme moi.
– Un ancien ami, s'écria la reine, voilà tout. Ce jour me fait monter au cerveau tous les parfums de la jeunesse; ce jour me trouve heureuse, libre, fière, folle!.. Ce jour me rappelle mes premiers tours dans mon Trianon chéri, et les escapades que nous faisions, Andrée et moi. Mes roses, mes fraises, mes verveines, les oiseaux que j'essayais à reconnaître dans mes parterres, tout, jusqu'à mes jardiniers chéris, dont les bonnes figures signifiaient toujours une fleur nouvelle, un fruit savoureux; et M. de Jussieu, et cet original Rousseau, qui est mort… Ce jour… je vous dis que ce jour… me rend folle! Mais qu'avez-vous, Andrée? vous êtes rouge; qu'avez vous, monsieur Philippe? vous êtes pâle.
La physionomie de ces deux jeunes gens avait, en effet, supporté mal l'épreuve de ce souvenir cruel.
Tous deux, aux premiers mots de la reine, rappelèrent leur courage.
– Je me suis brûlé le palais, dit Andrée, excusez-moi, madame.
– Et moi, madame, dit Philippe, je ne puis encore me faire à cette idée que Votre Majesté m'honore comme un grand seigneur.
– Allons, allons, interrompit Marie-Antoinette en versant elle-même le chocolat dans la tasse de Philippe, vous êtes un soldat, avez-vous dit, et comme tel accoutumé au feu: brûlez-vous glorieusement avec le chocolat, je n'ai pas le temps d'attendre.
Et elle se mit à rire. Mais Philippe prit la chose au sérieux, comme un campagnard eût pu le faire; seulement, ce que celui-ci eût accompli par embarras, Philippe l'accomplit par héroïsme.
La reine ne le perdait pas de vue, son rire redoubla.
– Vous avez un parfait caractère, dit-elle.
Elle se leva…
Déjà ses femmes lui avaient donné un charmant chapeau, une mante d'hermine et des gants.
La toilette d'Andrée se fit aussi rapidement.
Philippe remit son chapeau sous son bras et suivit les dames.
– Monsieur de Taverney, je ne veux pas que vous me quittiez, dit la reine, et je prétends aujourd'hui, par politique, confisquer un Américain. Prenez ma droite, monsieur de Taverney.