– Comment, amitié à trois? demanda le cardinal.
– Sans doute; est-ce qu'il n'y a pas, de par le monde, un pauvre gendarme, un exilé, qu'on appelle le comte de La Motte?
– Oh! comtesse, quelle déplorable mémoire vous possédez!
– Mais il faut bien que je vous parle de lui, puisque vous ne m'en parlez pas, vous.
– Savez-vous pourquoi je ne vous parle pas de lui, comtesse?
– Dites un peu.
– C'est qu'il parlera toujours bien assez lui-même; les maris ne s'oublient jamais, croyez-moi bien.
– Et s'il parle de lui?
– Alors on parlera de vous, alors on parlera de nous.
– Comment cela?
– On dira, par exemple, que M. le comte de La Motte a trouvé bon, ou trouvé mauvais, que M. le cardinal de Rohan vînt trois, quatre ou cinq fois la semaine visiter Mme de La Motte, rue Saint-Claude.
– Ah! mais vous m'en direz tant, monsieur le cardinal! Trois, quatre ou cinq fois la semaine?
– Où serait l'amitié alors, comtesse? J'ai dit cinq fois; je me trompais. C'est six ou sept qu'il faut dire, sans compter les jours bissextiles.
Jeanne se mit à rire.
Le cardinal remarqua qu'elle faisait pour la première fois honneur à ses plaisanteries, et il en fut encore flatté.
– Empêcherez-vous qu'on ne parle? dit-elle; vous savez bien que c'est chose impossible.
– Oui, répliqua-t-il.
– Et comment?
– Oh! une chose toute simple; à tort ou à raison, le peuple de Paris me connaît.
– Oh! certes, et à raison, monseigneur.
– Mais vous, il a le malheur de ne pas vous connaître.
– Eh bien!
– Déplaçons la question.
– Déplacez-la, c'est-à-dire…
– Comme vous voudrez… Si, par exemple…
– Achevez.
– Si vous sortiez au lieu de me faire sortir?
– Que j'aille dans votre hôtel, moi, monseigneur?
– Vous iriez bien chez un ministre.
– Un ministre n'est pas un homme, monseigneur.
– Vous êtes adorable. Eh bien! il ne s'agit pas de mon hôtel, j'ai une maison.
– Une petite maison, tranchons le mot.
– Non pas, une maison à vous.
– Ah! fit la comtesse, une maison à moi! Et où cela? Je ne me connaissais pas cette maison.
Le cardinal, qui s'était rassis, se leva.
– Demain, à dix heures du matin, vous en recevrez l'adresse.
La comtesse rougit, le cardinal lui prit galamment la main.
Et cette fois le baiser fut respectueux, tendre et hardi tout ensemble.
Tous deux se saluèrent alors avec ce reste de cérémonie souriante qui indique une prochaine intimité.
– Éclairez à monseigneur, cria la comtesse.
La vieille parut et éclaira.
Le prélat sortit.
«Eh! mais, pensa Jeanne, voilà un grand pas fait dans le monde, ce me semble.»
«Allons, allons, pensa le cardinal, en montant dans son carrosse, j'ai fait une double affaire. Cette femme a trop d'esprit pour ne pas prendre la reine comme elle m'a pris.»
Chapitre XVI
Mesmer et Saint-Martin
Il fut un temps où Paris, libre d'affaires, Paris, plein de loisirs, se passionnait tout entier pour des questions qui, de nos jours, sont le monopole des riches, qu'on appelle les inutiles, et des savants, qu'on appelle les paresseux.
En 1784, c'est-à-dire à l'époque où nous sommes arrivés, la question à la mode, celle qui surnageait au-dessus de toutes, qui flottait dans l'air, qui s'arrêtait à toutes les têtes un peu élevées, comme font les vapeurs aux montagnes, c'était le mesmérisme, science mystérieuse, mal définie par ses inventeurs, qui, n'éprouvant pas le besoin de démocratiser une découverte dès sa naissance, avaient laissé prendre à celle-là un nom d'homme, c'est-à-dire un titre aristocratique, au lieu d'un de ces noms de science tirés du grec à l'aide desquels la pudibonde modestie des savants modernes vulgarise aujourd'hui tout élément scientifique.
En effet, à quoi bon, en 1784, démocratiser une science? Le peuple qui, depuis plus d'un siècle et demi, n'avait pas été consulté par ceux qui le gouvernaient, comptait-il pour quelque chose dans l'État? Non: le peuple, c'était la terre féconde qui rapportait, c'était la riche moisson que l'on fauchait; mais le maître de la terre, c'était le roi; mais les moissonneurs, c'était la noblesse.
Aujourd'hui, tout est changé: la France ressemble à un sablier séculaire; pendant neuf cents ans, il a marqué l'heure de la royauté; la droite puissante du Seigneur l'a retourné: pendant des siècles, il va marquer l'ère du peuple.