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Entre ombres et obscurités

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2018
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Il faut dire que la vie au travail et la personne du ministre s’invitaient dans presque toutes nos conversations à la maison. Ce travail était comme une seconde famille, et plus encore, une sérieuse concubine pour Caroline, c’est ce qui justifiait son comportement de rivale possessive et aigrie cherchant inlassablement à mieux connaître son ennemi pour mieux le railler. La majeure partie de ses opinions sur le ministère et surtout sur le ministre était négative. Mon patron qui pour moi était un homme admirable, un modèle pour la société, avait une tout autre image chez mon épouse. Elle trouvait qu’il était une mauvaise influence, qu’il avait un mauvais côté bien caché et qu’il essaierait de m’y entrainer tôt ou tard, tout cela sans justifier ses dires. N’empêche qu’elle avait fort bien raison de laisser parler sa frustration, je ne peux compter le nombre de fois où elle a dû dormir seule, couper des repas après un coup de fil reçu de ma part. Le plus dur pour elle restait la passion avec laquelle je parlais de mon activité et la puissance de ma motivation professionnelle.

Elle n’arrivait jamais à influencer mon regard sur monsieur malgré ses insistances. Bien au contraire je ressentais envers lui en plus de l’admiration, une commisération grandissante en le sachant attaqué de toutes parts avec de plus en plus de virulence malgré sa bonté. Les récentes révélations de la place faisant état de malversations au sein de son ministère ne paraissaient pas trop le mettre en difficulté au tout début lorsque l’affaire venait d’éclater. Lui qui était habitué aux fausses informations autour de sa personne et ses collaborateurs avait certainement dû vite caser celle-là dans ce même panier de « fake news” alors qu’elle était bien véridique. Depuis quelques semaines, je le sentais atteint, et cela coïncidait avec les preuves de plus en plus accablantes apportées par ses accusateurs. Il avait perdu de son sourire habituel et paraissait plus nerveux que jamais. Il m’arrivait très souvent de le surprendre plongé dans de longues réflexions dans son bureau, tellement mentalement absorbé qu’il en venait à oublier ma présence. Le pis était qu’il avait une pile de journaux évoquant le sujet sur sa table tout le temps. Moi à sa place je ne me serais pas préoccupé des on-dit mais me serais concentré sur mon travail en laissant la justice s’en charger. Peut-être avait-il des choses à se reprocher, ou alors avait-il des informations que nous ignorions? N’empêche que nous, ses proches, continuions inlassablement à lui apporter notre soutien et notre support.

Le lendemain arrivé, malgré ma ponctualité inhabituelle et la tranquillité du début de journée qu’elle semblait me garantir, grande fut ma surprise de me voir accueilli par une file de visiteurs très matinaux, sollicitant des rendez-vous pour la plupart d’entre eux. Sans hésitation, mes ordres à Jasmine, ma secrétaire, furent très stricts: aucun entretien jusqu’à nouvel ordre! Une grosse séance de travail m’attendait et m’imposait mon emploi du temps, même mon penchant socialiste ne pouvait me faire accorder une seconde à quelques choses d’autres qu’à mes dossiers. Trois heures plus tard, une plus grande contrainte vint pourtant sanctionner ma dévotion au travail en me rappelant qu’il n’y avait rien au-dessus d’elle au cours de mes journées actives: un coup de fil du ministre venait de m’obliger à un réaménagement de mon programme après qu’il m’intimât l’ordre de le rencontrer dans son bureau illico. Comme c’était devenu le cas à chacune de ses sollicitations, cette dernière entraina elle aussi sa vague d’inquiétude et de prières jusqu’à rendre la distance pourtant courte entre nos deux bureaux aussi ardue que le chemin d’un condamné à mort vers la salle d’exécution.

Lorsque j’y arrivai, je découvris une jeune demoiselle à la silhouette plaisante debout en lui faisant face. Les spéculations en tout genre sur son visage, nourries de la position de dos qu’elle me donnait, m’occupèrent l’esprit pendant de longues secondes. Puis, elle se retourna finalement en me dévoilant son doux visage et ses lèvres pulpeuses accentuant un portrait réjouissant à voir. Elle avait l’air timide et baissa les yeux en me saluant ensuite. Le ministre nous fit promptement les présentations et m’instruisit de lui trouver un bureau où elle pourrait travailler. Elle devait commencer comme stagiaire, « on verra pour la suite” m’avait-il précisé. Puis ils s’échangèrent un regard amical. Leur complicité presque familiale me fit extrapoler de l’évidence d’un rapport filial entre eux nonobstant le doute qui me perturbait jusqu’à m’amener à en faire une fixation de longues minutes avant que mon naturel ne me réimpose ma retenue ordinaire devant les histoires des autres. Depuis tous ces racontars sur les mauvaises habitudes sexuelles et amoureuses de mon patron, il était devenu difficile d’empêcher les réflexions bizarres de pénétrer mon esprit à la vue d’une femme dans ses environs.

Elle s’appelait Caroline… Cette coïncidence de prénom d’avec ma bien-aimée épouse fit naitre en moi une attraction décomplexée pour cette belle inconnue. En marchant avec elle je ne pus m’empêcher de constater sa cambrure et son derrière… Elle était tout simplement jolie. Quelques minutes plus tard, un climat amical s’était définitivement installé entre nous et nous faisions désormais la conversation comme de vieux collègues. J’avais réussi à briser la glace, et sa timidité constatée il y a un instant s’était éteinte telle une légère brise dans une zone aride. Elle me détailla ensuite son cursus académique: c’est ainsi que je fus fort impressionné en apprenant qu’elle était titulaire d’un master en traduction linguistique, un tel niveau d’étude à ce jeune âge… Quelques instants après, je l’installai dans ce qui allait lui servir de lieu de travail après avoir laissé quelques instructions au chef du département des opérations. Ce dernier, ébloui par tant de beauté s’empressa de s’entretenir avec elle. Il n’était pas difficile à voir qu’elle lui faisait de l’effet, ce cher Christian avait du mal à cacher ses sentiments derrière sa timidité. Je ne pense même pas qu’elle se soit rendue compte de l’effet qu’elle avait sur lui, concentrée qu’elle était de paraître sympathique dans ce nouvel environnement de travail à première vue intrigant. Nous nous séparâmes sur son beau sourire et je me promis de veiller sur elle, avec tout ce qu’il y avait comme requins dans ce bureau.

Dans l’après midi, comme il était de coutume à chaque troisième mercredi du mois, le ministre invita ses plus proches collaborateurs à souper. Mais contrairement aux autres fois où il était considéré comme une perte de temps et d’argent, ce traditionnel diner paraissait plus que nécessaire et attendu de tous à cause de la tension régnante; en effet, c’était un bon moyen de s’évader momentanément de l’ambiance électrique qui nous torturait au bureau. Le lieu choisi fut le restaurant montée-Carle, le meilleur restaurant de la ville, connu pour la valeur de sa cuisine et la renommée de son chef mais beaucoup trop cher pour un homme aux revenus modestes (le plat le moins couteux là-bas est équivalent à plusieurs jours de ration pour la majeure partie des familles dans le pays). Mais monsieur aimait bien ce genre d’endroit, luxueux et chic, devrait-on l’en blâmer pour autant sachant toutes ses bonnes œuvres… Chacun a bien droit à de bonnes détentes de temps à autre.

A notre arrivée nous fûmes accueillis comme des rois dans le restaurant. Les employés étaient excités de recevoir de telles personnalités et surtout d’accueillir la sommité qu’était mon patron. Ce dernier était à son aise et les appelait tous par leurs prénoms jusqu’à arriver à les tutoyer, quelle classe!!

Les jeunes serveuses étaient encore plus agitées que leurs collègues masculins: la vue des hommes de pouvoir, des hommes riches les mettait dans un état de transe totale. Elles souriaient pour un rien et affichaient une amabilité hors du commun. Il fallut être naïf pour ne pas lire leurs intentions: l’argent, encore l’argent et toujours l’argent. Beaucoup d’entre elles ne verraient aucun mal à se donner aux hommes riches, ce même s’ils étaient mariés. Ce n’est pas pour les dédouaner en quoi que ce soit, mais la misère ambiante, la maigreur de leurs salaires, et les rudes conditions de la vie dans la capitale pouvaient expliquer leurs comportements.

Le ministre passa ensuite la commande du champagne le plus cher et de quelques grandes bouteilles de vin, il souriait à nouveau et enchainait des plaisanteries. Ce fut un moment très agréable, un répit dans cette période guerrière que nous traversions…

Chapitre 2

– Pourquoi tant de haine, pourquoi tant de jalousie, pourquoi Paul, pourquoi?

Le désenchantement contenu dans cette tirade engagée m’écrouait dans une ambigüité unique en son genre en ce début de journée où je ne demandais qu’à sourire. Je me voyais plongé dans une immense confusion, ne sachant quelle suite donner à son émetteur qui après m’avoir directement adressé ce lot d’interrogations ne semblait pas pour autant en attendre réponse. Je me perdais dans la peur de l’erreur de jugement, m’octroyer le droit de répondre pouvait risquer une aggravation de l’état psychologique de cet homme, étant donné que je ne pensais pas détenir les aptitudes nécessaires à une remise sur pied d’un métabolisme épris par de violents doutes! Cette sollicitation me paralysait l’élocution, me figeant comme une des statues de Madame Tussaud, muettes et pourtant tachées d’une humanité convaincante. Je brillais encore par mon mutisme volontaire, que pouvais-je dire de réellement pertinent à un homme sujet à des troubles mentaux?

– As-tu lu ce torchon? insistait-il tout en présentant sous mes yeux un journal papier, le malheureux imprimé, se trouvant être le malchanceux exemplaire à être tombé sous ses griffes.

Toute la scène me rappelait les harangues de ma daronne quand elle me reprochait tout le désordre constaté dans sa maison à son retour de ses activités commerciales et juste après qu’elle m’eut regardé nerveusement en attendant de voir ma ligne de défense pour encore mieux la démonter! Je me murai une fois de plus dans un calme embarrassant, mais la force contraignante de cette autre interpellation m’emplissait d’un pressentiment qui me prévenait de la nécessité d’une réaction, en plus était-elle appuyée par le regard interrogateur de mon interlocuteur à juste titre orphelin de mes paroles. Le plus dérangeant était le fait que je ne l’avais pas lu, je lisais rarement les journaux et encore moins les journaux d’opposition. Travaillant pour le gouvernement, je n’accordais pas beaucoup de crédit à ces vautours et trouvais masochiste d’affecter ne serait-ce qu’une minute de mon précieux temps à leur lecture.

– Non monsieur, je ne l’ai pas encore lu, lui répondis-je avec le plus de délicatesse possible.

Je ne m’attendais pas à le voir offusqué par mon manque d’intérêt flagrant pour la lecture de journaux papiers, mais son expression corporelle trahissait sa désolation du fait du désintéressement affiché par son cher filleul qui l’entrainait à devoir ne pas réellement pouvoir compter sur ce dernier pour un éventuel support conforté par une expertise sur la question.

Sa désolation entraîna la mienne, le regret de ne pas être suffisamment outillé pour l’aider me turlupinait et m’envoyait me plaindre de l’ignorance. Moi qui par prudence crachais sur ces sources d’informations tordues, je me mettais à soudainement vouloir en prendre lecture, du moins de l’éditorial de ce matin-là. Une profonde lamentation m’anima encore plus pendant les longues secondes de silence qui suivirent après ma réponse. Je m’étais fait avoir par mon grand sens de la politesse en allant lui adresser mes salutations matinales, il aurait été préférable que je reste tranquillement dans mon bureau, voilà que je me retrouvais dans une situation pour le moins incongrue. Il était de mauvais poil, de très mauvais poil, et je crois savoir ce qui le mettait dans cet état.

– Ces gens m’accusent d’intentions bizarres, et quand ils oublient de le faire ils me considèrent comme le bouffon du président, ils m’ont même irrespectueusement appelé son « homme de ménage”! disait-il le visage naviguant entre colère et déception.

La haine qu’il transmettait à ce bout de papier était rageuse, il maudissait tout l’éditorial, son énervement jetait aux enfers tous ceux qui avaient participé de près ou de loin à la production et à la distribution de ce journal, du rédacteur en chef jusqu’au livreur.

– C’est terrible ça, répliquai-je.

Par cette piètre tentative de commisération, j’exhibais mon insuffisant vocabulaire en termes compassionnels face à une victime de la détresse; mon silence étant déjà suffisamment utilisé et forcement non indiqué à ce moment-là, ce bout de réponse constituait la seule manière pour moi de combler le vide peu sécurisant qui dominait l’ambiance. Avait-il ressenti du baume au cœur après ces paroles, j’en doute fort parce que son visage noircissait de plus belle, je le voyais bientôt asservi par des sentiments d’une troublante obscurité.

– Le pis c’est qu’ils affirment que je suis parti à Waloua faire le beau et n’apporter aucune solution à ces pauvres populations, et eux, qu’ont-ils fait pour les aider? me dit-il en secouant la tête, le bras accompagnant son propos dans une détresse totale.

J’aurais préféré ne pas être témoin de cette pénible scène présentant un homme trahi, agissant toujours par amour mais pourtant fait cocu par la dictature des intérêts politiques, des luttes acharnées pour le pouvoir et de la pure jalousie. « Ne voyez-vous pas qu’il fait de son mieux pour vous?” Criais-je dans les profondeurs de mon cœur!

Il affichait maintenant la détresse d’un enfant abandonné dans la rue par mégarde par ses parents, poussant les passants à lui jeter des regards remplis de pitié, leur protestant sa sagesse habituelle en guise de caution morale et preuve de l’injustice qu’il subissait dans cette situation. L’homme n’est à jamais qu’une faible créature, qui peut à tout moment être dépossédé de sa vie, et qui quel que soit son degré de pouvoir ne peut en aucune façon prétendre dicter les opinions jusqu’à atteindre l’unanimité. Si Dieu fait Homme n’y est pas parvenu, qui est ce mortel qui s’en croit capable?

Monsieur Agbwala n’était qu’Homme, malgré la haute figure qu’il symbolisait aux yeux de beaucoup, il ne pouvait échapper à la critique. Etant témoin rapproché de son expérience en politique, je le croyais pourtant immunisé face à tant de haine et de dénigrement, mais j’avais sous mes yeux la démonstration de ce qu’on n’est jamais suffisamment opaque face à ces forces négatives. Je me sentais vraiment navré pour lui, mais que pouvais-je faire à part regarder tout cela avec impuissance et souhaiter qu’il trouve inlassablement de la ressource pour continuer sa mission?

Après avoir laissé libre cours à sa déception encore quelques minutes, d’un seul coup, je le voyais ensuite ranger tous ces journaux en les entassant de manière ordonnée à un coin de la table, ces gestes me rassuraient un tout petit peu, j’avais l’impression que ce rangement physique entrainerait forcement un retour à la normale côté mental. J’espérais qu’il prendrait conscience de la nuisance que représentait la lecture de ces journaux, il devait accepter qu’il ne faille pas s’attendre à recevoir des éloges de la part de ces gens.

Malgré le fait d’en avoir ressenti les prémisses, son changement d’humeur fut ensuite très brutal! Il se mit d’abord à fredonner du Papa Wemba avant que quelques secondes plus tard, il ne décide de passer le disque du chanteur Congolais dans sa chaine hi-fi, pour finir en l’accompagnant jovialement comme dans un Karaoké, stupéfiant! Comment pouvait-il passer de la dépression à des fredonnements de chansons populaires!

Cependant, alors que je me laissais entrainer dans cette alacrité soudaine, il me prit complètement à la renverse en me posant une question à des antipodes de l’insouciance dans laquelle nous étions trempés.

– As-tu déjà préparé les équipes pour la rencontre avec les grévistes? m’avait-il questionné.

– Oui, monsieur le ministre, tout est prêt, lui avais-je rapidement répondu.

La promptitude avec laquelle la réplique à son interrogation avait été apportée par mes soins cachait à la perfection le violent impact du contre-pied qu’avait occasionné son attitude sur ma personne! Il pouvait se mettre à l’aise, siroter du bon Martini, s’écouter de la bonne musique, siffloter, chanter, perdre l’assistance dans l’ambiance, et après choquer brutalement en revenant sur les dossiers brulants, quel professionnalisme! Mais le fait était qu’il venait de me renvoyer de nouveau au regret de ma présence dans son bureau moi qui avais vite fait d’enterrer ce sombre sentiment.

Cela faisait des jours que j’évitais d’aborder ce sujet avec lui, j’avais esquivé avec le plus grand sérieux possible l’occasion de nous retrouver en aparté. Hélas, comme on ne peut trop longtemps rester fugitif devant ses habitudes, je m’étais rendu innocemment dans son bureau, jetant aux oubliettes cette préoccupation.

En effet, le ministre m’avait confié la délicate mission d’organiser un premier contact puis une rencontre franche avec des grévistes qui promettaient de tout casser s’ils ne soupçonnaient aucune volonté de dialogue de notre part. Une épine de plus momentanément ombrée par l’actualité brûlante des révélations du Herald mais pourtant toute aussi nuisible.

Après l’approbation par le parlement de la mémorable et très contestée loi du travail Botom (proposée par le ministre portant ce même nom), les syndicats du pays avaient exprimé leur mécontentement face à ce qu’ils considéraient comme un retour à la colonisation et pire encore comme une nouvelle forme d’esclavage, mais ils en étaient presque tous restés sur de simples déclarations et s’étaient abstenus d’opter pour des actions concrètes sur le terrain dans le but de soutenir leur indignation. Comme par malheur, il fallut que de tous les secteurs d’activité qui existent dans notre pays, ce soit le nôtre qui offrit le spectacle d’une revendication directe et engagée. Il n’y a rien de plus néfaste qu’un mouvement de grève ayant réussi à avoir l’agrément populaire, en effet beaucoup de concitoyens considéraient cette agitation comme la voix des mécontentements tacitement gardés qui n’attendaient qu’une pareille mobilisation pour se faire entendre. Il aurait donc été plus que maladroit de voir en cela un désaveu personnel du ministre, c’était toute la politique gouvernementale et particulièrement cette loi du travail qui était rejetée comme du vomi des entrailles de la nation.

Mais comme il est de tradition qu’un ministre défende corps et âme les choix du gouvernement auquel il appartient, il n’y avait pour monsieur Agbwala aucune alternative. Ce comportement allait à coup sûr l’entraîner à subir une nouvelle vague d’impopularité, je le lui avais fait remarquer, il avait alors insisté sur son incapacité à aller contre la loi, nous étions là dans une mauvaise posture. J’avais même présenté un plan de sortie de crise au ministre, celui-ci l’avait balayé du revers de la main en m’abandonnant dans l’appréhension de voir l’hécatombe suivre après le refus de ma clairvoyance, mais ne me laissant pas pour autant décourager j’espérais au fond de moi qu’avec le temps il prendrait en compte mes indications et reviendrait à la raison. Malheureusement, comme je venais d’en avoir la démonstration, que nenni! Il fallait donc que je me conforme à sa volonté d’organiser cette rencontre avec les grévistes.

Cependant, malgré mon manque d’enthousiasme, j’avais réussi quelques jours plus tôt à établir un premier petit contact avec l’autre partie grâce à la dextérité de mon remuant et efficace collègue Christian, qui connaissait vaguement un des leaders syndicaux mais s’était engagé dans cette brèche avec raison.

Une fois dos au mur, au sortir du bureau du chef, je m’empressai d’aller discuter de l’évolution du dossier avec ce cher Christian avec l’espoir de le trouver dans ses locaux, lui qui en général était affairé aux activités sur le terrain. Je fus chanceux de le croiser pile au couloir entrain de vaquer aux obligations de son emploi du temps en laissant son bureau dans le désert auquel il s’était habitué. Je le découvris en charmante compagnie, la petite Caroline le suivait avec toute la sagesse et le dévouement caractéristique de tout stagiaire soucieux de préserver ses maigres chances d’être titularisé. Ils avaient vraiment l’air complice, elle l’écoutait attentivement et lui, s’appliquait à lui prodiguer des conseils. Il débordait de bonheur Christian, dire qu’il ne se sentait pas séduit par l’innocente beauté de la jeune demoiselle serait un pur mensonge, je ne l’avais jamais vu aussi content. Christian était le gendre idéal, un jeune homme surdoué, d’un professionnalisme précoce, j’admirais beaucoup son sens du travail et de la discipline. Il comblait par ces valeurs son physique peu enchanteur: une maigreur à en rendre jalouse ma corpulence, un visage fin et sec et une bonne tête de cocu! La vision de leur entente me fit imaginer le beau couple qu’ils pourraient former tous les deux. En fait l’idée me satisfaisait énormément, je trouvais préférable qu’elle soit l’amoureuse d’un si gentil gars au lieu d’être la victime des appétits pervers des renards du bureau, je me fis d’ailleurs la promesse d’œuvrer de manière subtile à la réalisation de ce rêve. C’est ainsi que je me préparais à lui glisser discrètement mes insinuations.

– Alors les jeunes, ça se passe bien? Caroline, il prend bien soin de toi j’espère? leur demandai-je en prenant mon ton paternel de circonstance.

Mais alors que la question ne lui était pas spécialement destinée, Christian prit très vite les devant :

– Bonjour Paul, commença-t-il, mais bien sûr que je prends bien soin d’elle, poursuivit-il. Et très bientôt elle pourra être apte à aller faire les descentes en communication dans les écoles, insista-t-il en regardant la jeune demoiselle comme pour solliciter d’elle la confirmation de ses dires. Celle-ci ne le fit d’ailleurs pas longtemps attendre en appuyant promptement ses affirmations :

– Ça se passe très bien monsieur Paul. Monsieur Christian me forme vraiment très bien, affirmait-elle en lui jetant un regard complice jusqu’à l’entrainer à rougir de bonheur!

– C’est bien, j’aime le fait que ton intégration se fasse aussi efficacement, c’est du bon boulot Christian.

Ils restèrent quelques secondes le sourire dévorant le reste du visage et confirmant mes présomptions. La complicité entre eux sautait aux yeux, et il y avait de quoi présager la naissance prochaine d’une idylle entre la demoiselle à la frimousse angélique et le jeune cadre au dynamisme et au professionnalisme admirable.

Malgré l’atmosphère bon enfant qui régnait je n’eus guère autre choix que d’y mettre un terme, étant donné la pressante nécessité d’une consultation en aparté avec mon jeune collègue pour commencer à dénouer l’épine que constituait l’affaire des grévistes. Ce fut presqu’un crève-cœur de les voir se séparer et d’entendre la douce voix aigüe de la petite Caroline nous dire « à toute à l’heure”. En à peine un mois leurs personnes s’étaient tellement attachées qu’ils devaient souffrir de devoir ne pas être ensemble pendant de longues minutes. Je vis le regard passionné de Christian suivre la démarche de top model de sa mignonne stagiaire, qui disparaissait dans ce long couloir jamais parut aussi court pour lui à cet instant, que c’est beau d’être amoureux!

– Tu vas devoir rappeler ton contact, il faut qu’on ait une rencontre dans les brefs délais, le patron met une énorme pression sur le dossier, lui dis-je sèchement.

Comme sorti d’un long et doux sommeil rythmé par un rêve fantastique, il mit un bout de temps avant d’entrer dans la conversion, toutefois son professionnalisme de tous bords ne l’abandonna pas malgré l’asphyxie qu’il subissait sous une horde de sentiments émotifs.

C’est ainsi qu’il se remit tout de même de ses émotions mais constata que je l’avais démasqué. Il réagit alors promptement en poussant ma concentration à se détourner de ce moment de faiblesse dans lequel il venait de s’illustrer.

– Finalement il n’est pas revenu sur sa décision ce malgré les arguments que tu lui as présentés… me répondit-il, le regard contrarié.

– Je t’assure, espérons qu’on pourra arriver à un compromis avec leur leader, et surtout que la popularité du boss ne s’en ressortira pas plus écorchée.

– Espérons… connaissant la fougue de ces gars, j’ai peur…
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