Monsieur de Charny entra, un peu pâle, mais droit et sans souffrance apparente.
À l'aspect de cette compagnie illustre, il prit le maintien respectueux et raide de l'homme du monde et du soldat.
– Prenez garde, ma sœur, dit le comte d'Artois bas à la reine; il me semble que vous interrogez beaucoup de monde.
– Mon frère, j'interrogerai le monde entier, jusqu'à ce que je parvienne à rencontrer quelqu'un qui me dise que vous vous êtes trompé.
Pendant ce temps, Charny avait vu Philippe, et l'avait salué courtoisement.
– Vous êtes un bourreau de votre santé, dit tout bas Philippe à son adversaire. Sortir blessé! mais, en vérité, vous voulez mourir.
– On ne meurt pas de s'être égratigné à un buisson du bois de Boulogne, répliqua Charny, heureux de rendre à son ennemi une piqûre morale plus douloureuse que la blessure de l'épée.
La reine se rapprocha et mit fin à ce colloque, qui avait été plutôt un double a parte qu'un dialogue.
– Monsieur de Charny, dit-elle, vous étiez, disent ces messieurs, au bal de l'Opéra?
– Oui, Votre Majesté, répondit Charny en s'inclinant.
– Dites-nous ce que vous y avez vu.
– Votre Majesté demande-t-elle ce que j'y ai vu, ou qui j'y ai vu?
– Précisément… qui vous y avez vu, et pas de discrétion, monsieur de Charny, pas de réticence complaisante.
– Il faut tout dire, madame?
Les joues de la reine reprirent cette pâleur qui dix fois depuis le matin avait remplacé une rougeur fébrile.
– Pour commencer, d'après la hiérarchie, d'après la loi de mon respect, répliqua Charny.
– Bien, vous m'avez vue?
– Oui, Votre Majesté, au moment où le masque de la reine est tombé, par malheur.
Marie-Antoinette froissa dans ses mains nerveuses la dentelle de son fichu.
– Monsieur, dit-elle d'une voix dans laquelle un observateur plus intelligent eût deviné des sanglots prêts à s'exhaler, regardez-moi bien, êtes-vous bien sûr?
– Madame, les traits de Votre Majesté sont gravés dans les cœurs de tous ses sujets. Avoir vu Votre Majesté une fois, c'est la voir toujours.
Philippe regarda Andrée, Andrée plongea ses regards dans ceux de Philippe. Ces deux douleurs, ces deux jalousies firent une douloureuse alliance.
– Monsieur, répéta la reine en se rapprochant de Charny, je vous assure que je n'ai pas été au bal de l'Opéra.
– Oh! madame, s'écria le jeune homme en courbant profondément son front vers la terre, Votre Majesté n'a-t-elle pas le droit d'aller où bon lui semble? et, fût-ce en enfer, dès que Votre Majesté y a mis le pied, l'enfer est purifié.
– Je ne vous demande pas d'excuser ma démarche, fit la reine; je vous prie de croire que je ne l'ai pas faite.
– Je croirai tout ce que Votre Majesté m'ordonnera de croire, répondit Charny, ému jusqu'au fond du cœur de cette insistance de la reine, de cette humilité affectueuse d'une femme si fière.
– Ma sœur! ma sœur! c'est trop, murmura le comte d'Artois à l'oreille de Marie-Antoinette.
Car cette scène avait glacé tous les assistants; les uns par la douleur de leur amour ou de leur amour-propre blessé; les autres par l'émotion qu'inspire toujours une femme accusée qui se défend avec courage contre des preuves accablantes.
– On le croit! on le croit! s'écria la reine éperdue de colère; et, découragée, elle tomba sur un fauteuil, essuyant du bout de son doigt, à la dérobée, la trace d'une larme que l'orgueil brûlait au bord de sa paupière. Tout à coup elle se releva.
– Ma sœur! ma sœur! pardonnez-moi, dit tendrement le comte d'Artois, vous êtes entourée d'amis dévoués; ce secret dont vous vous effrayez outre mesure, nous le connaissons seuls, et de nos cœurs où il est renfermé, nul ne le tirera qu'avec notre vie.
– Le secret! le secret! s'écria la reine, oh! je n'en veux pas.
– Ma sœur!
– Pas de secret. Une preuve.
– Madame, dit Andrée, on vient.
– Madame, dit Philippe d'une voix lente, le roi.
– Le roi, dit un huissier dans l'antichambre.
– Le roi! tant mieux. Oh! le roi est mon seul ami; le roi, lui, ne me jugerait pas coupable, même quand il croirait m'avoir vue en faute: le roi est le bienvenu.
Le roi entra. Son regard contrastait avec tout ce désordre et tout ce bouleversement des figures autour de la reine.
– Sire! s'écria celle-ci, vous venez à propos. Sire, encore une calomnie; encore une insulte à combattre.
– Qu'y a-t-il? dit Louis XVI en s'avançant.
– Monsieur, un bruit, un bruit infâme. Il va se propager. Aidez-moi; aidez-moi, sire, car cette fois ce ne sont plus des ennemis qui m'accusent: ce sont mes amis.
– Vos amis?
– Ces messieurs; mon frère, pardon! monsieur le comte d'Artois, monsieur de Taverney, monsieur de Charny, assurent, m'assurent à moi, qu'ils m'ont vue au bal de l'Opéra.
– Au bal de l'Opéra! s'écria le roi en fronçant le sourcil.
– Oui, sire.
Un silence terrible pesa sur cette assemblée.
Madame de La Motte vit la sombre inquiétude du roi. Elle vit la pâleur mortelle de la reine; d'un mot, d'un seul mot, elle pouvait faire cesser une peine aussi lamentable; elle pouvait d'un mot anéantir toutes les accusations du passé, sauver la reine pour l'avenir.
Mais son cœur ne l'y porta point; son intérêt l'en écarta. Elle se dit qu'il n'était plus temps; que déjà, pour le baquet, elle avait menti, et qu'en rétractant sa parole, en laissant voir qu'elle avait menti une fois, en montrant à la reine qu'elle l'avait laissée aux prises avec la première accusation, la nouvelle favorite se ruinait du premier coup, tranchait en herbe le profit de sa faveur future; elle se tut.
Alors le roi répéta d'un air plein d'angoisses:
– Au bal de l'Opéra? Qui a parlé de cela? Monsieur le comte de Provence le sait-il?