Et Marie-Antoinette recommença ses joyeux éclats de rire francs et heureux, que Mlle de Taverney, toujours sérieuse, n'encourageait cependant pas.
«Il n'est pas possible que toute cette gaieté bruyante ne soit pas une gaieté factice, pensa Jeanne. Voyons.»
– Madame, dit-elle d'un air grave et avec un accent pénétré, j'ai l'honneur d'affirmer à Votre Majesté que M. de Rohan…
– C'est bien, c'est bien, fit la reine en interrompant la comtesse. Puisque vous êtes si zélée pour lui… puisque vous êtes son amie…
– Oh! madame, dit Jeanne avec une délicieuse expression de pudeur et de respect.
– Bien, chère petite; bien, reprit la reine avec un doux sourire; mais demandez-lui donc un peu ce qu'il a fait des cheveux qu'il m'a fait voler par un certain coiffeur, à qui cette facétie à coûté cher, car je l'ai chassé.
– Votre Majesté me surprend, dit Jeanne. Quoi! M. de Rohan aurait fait cela?
– Eh! oui… l'adoration, toujours l'adoration. Après m'avoir exécrée à Vienne, après avoir tout employé, tout essayé pour rompre le mariage projeté entre le roi et moi, il s'est un jour aperçu que j'étais femme et que j'étais sa reine; qu'il avait, lui, grand diplomate, fait une école; qu'il aurait toujours maille à partir avec moi. Il a eu peur alors pour son avenir, ce cher prince. Il a fait comme tous les gens de sa profession, qui caressent le plus ceux dont ils ont le plus peur; et, comme il me savait jeune, comme il me croyait sotte et vaine, il a tourné au Céladon! Après les soupirs, les airs de langueur, il s'est jeté, comme vous dites, dans l'adoration. Il m'adore, n'est ce pas, Andrée?
– Madame! fit celle-ci en s'inclinant.
– Oui… Andrée aussi ne veut pas se compromettre; mais moi, je me risque; il faut au moins que la royauté soit bonne à quelque chose. Comtesse, je sais, et vous savez que le cardinal m'adore. C'est chose convenue; dites-lui que je ne lui en veux pas.
Ces mots, qui contenaient une ironie amère, touchèrent profondément le cœur gangrené de Jeanne de La Motte.
Si elle eût été noble, pure et loyale, elle n'y eût vu que ce suprême dédain de la femme au cœur sublime, que le mépris complet d'une âme supérieure pour les intrigues subalternes qui s'agitent au-dessous d'elle. Ce genre de femmes, ces anges si rares ne défendent jamais leur réputation contre les embûches qui leur sont dressées sur la terre.
Ils ne veulent pas même soupçonner cette fange à laquelle ils se souillent, cette glu dans laquelle ils laissent les plus brillantes plumes de leurs ailes dorées.
Jeanne, nature vulgaire et corrompue, vit un grand dépit chez la reine dans la manifestation de cette colère contre la conduite de M. le cardinal de Rohan. Elle se souvint des rumeurs de la cour; rumeurs aux syllabes scandaleuses, qui avaient couru de l'Œil-de-Bœuf du château au fond des faubourgs de Paris, et qui avaient trouvé tant d'écho.
Le cardinal, aimant les femmes pour leur sexe, avait dit à Louis XV, qui, lui aussi, aimait les femmes de cette façon, que la dauphine n'était qu'une femme incomplète. On sait les phrases singulières de Louis XV, au moment du mariage de son petit-fils, et ses questions à certain ambassadeur naïf.
Jeanne, femme complète s'il en fut, Jeanne, femme de la tête aux pieds, Jeanne, vaine d'un seul de ses cheveux qui la distinguaient, Jeanne, qui sentait le besoin de plaire et de vaincre par tous ses avantages, ne pouvait pas comprendre qu'une femme pensât autrement qu'elle sur ces matières délicates.
«Il y a dépit chez Sa Majesté, se dit-elle. Or, s'il y a dépit, il doit y avoir autre chose.»
Alors, réfléchissant que le choc engendre la lumière, elle se mit à défendre M. de Rohan avec tout l'esprit et toute la curiosité dont la nature, en bonne mère, l'avait douée si largement.
La reine écoutait.
«Elle écoute», se dit Jeanne.
Et la comtesse, trompée par sa nature mauvaise, n'apercevait même point que la reine écoutait par générosité – parce qu'à la cour il est d'usage que jamais nul ne dise du bien de ceux dont le maître pense du mal.
Cette infraction toute nouvelle aux traditions, cette dérogation aux habitudes du château rendaient la reine contente et presque heureuse.
Marie-Antoinette voyait un cœur là où Dieu n'avait placé qu'une éponge aride et altérée.
La conversation continuait sur le pied de cette intimité bienveillante de la part de la reine. Jeanne était sur les épines; sa contenance était embarrassée; elle ne voyait plus la possibilité de sortir sans être congédiée, elle qui tout à l'heure encore avait le rôle si beau de l'étrangère qui demande un congé; mais soudain une voix jeune, enjouée, bruyante, retentit dans le cabinet voisin.
– Le comte d'Artois! dit la reine.
Andrée se leva sur-le-champ. Jeanne se disposa au départ; mais le prince avait pénétré si subitement dans la pièce où se tenait la reine, que la sortie devenait presque impossible. Cependant Mme de La Motte fit ce qu'on appelle au théâtre dessiner une sortie.
Le prince s'arrêta en voyant cette jolie personne et la salua.
– Mme la comtesse de La Motte, dit la reine en présentant Jeanne au prince.
– Ah! ah! fit le comte d'Artois. Que je ne vous chasse pas, madame la comtesse.
La reine fit un signe à Andrée, qui retint Jeanne.
Ce signe voulait dire: «J'avais quelque largesse à faire à Mme de La Motte; je n'ai pas eu le temps; remettons à plus tard.»
– Vous voilà donc revenu de la chasse au loup, dit la reine en donnant la main à son frère, d'après la mode anglaise, qui déjà reprenait faveur.
– Oui, ma sœur, et j'ai fait bonne chasse, car j'en ai tué sept, et c'est énorme, répondit le prince.
– Tué vous-même?
– Je n'en suis pas bien sûr, dit-il en riant, mais on me l'a dit. En attendant, ma sœur, savez-vous que j'ai gagné sept cents livres?
– Bah! et comment?
– Vous saurez que l'on paie cent livres pour chaque tête de ces horribles animaux. C'est cher, mais j'en donnerais bien de bon cœur deux cents par tête de gazetier. Et vous, ma sœur?
– Ah! dit la reine, vous savez déjà l'histoire?
– M. de Provence me l'a contée.
– Et de trois, reprit Marie-Antoinette; Monsieur est un conteur intrépide, infatigable. Contez-nous donc un peu comment il vous a confié cela.
– De façon à vous faire paraître plus blanche que l'hermine, plus blanche que Vénus Aphrodite. Il y a bien encore un autre nom qui finit en ène; les savants pourraient vous le dire. Mon frère de Provence, par exemple.
– Il n'en est pas moins vrai qu'il vous a conté l'aventure?
– Du gazetier! oui, ma sœur. Mais Votre Majesté en est sortie à son honneur. On pourrait même dire, si on faisait un calembour, comme M. de Bièvre en fait chaque journée: «L'affaire du baquet est lavée.»
– Oh! l'affreux jeu de mots.
– Ma sœur, ne maltraitez pas un paladin qui venait mettre à votre disposition sa lance et son bras. Heureusement vous n'avez besoin de personne. Ah! chère sœur, en avez-vous du vrai bonheur, vous!
– Vous appelez cela du bonheur! L'entendez-vous, Andrée?
Jeanne se mit à rire. Le comte, qui ne cessait de la regarder, lui donnait courage. On parlait à Andrée, Jeanne répondait.
– C'est du bonheur, répéta le comte d'Artois; car, enfin, il se pouvait fort bien, ma très chère sœur, 1° que Mme de Lamballe n'eût pas été avec vous.
– Y fussé-je allée seule?
– 2° que Mme de La Motte ne se fût pas rencontrée là pour vous empêcher d'entrer.