– Je ne dis pas cela, monsieur le cardinal; mais je veux, moi, vous aimer. Croyez-moi, quand le moment sera venu, s'il vient, vous le devinerez facilement. Je vous le ferai savoir au cas où vous ne vous en apercevriez pas, car je me sens assez jeune, assez passable, pour ne pas redouter de faire des avances. Un honnête homme ne me repoussera pas.
– Comtesse, dit le cardinal, je vous assure que s'il ne dépend que de moi, vous m'aimerez.
– Nous verrons.
– Vous avez déjà de l'amitié pour moi, n'est-il pas vrai?
– Plus.
– Vraiment? Nous serions alors à moitié chemin.
– N'arpentons pas la route avec la toise, marchons.
– Comtesse, vous êtes une femme que j'adorerais…
Et il soupira.
– Que j'adorerais… dit-elle surprise, si?..
– Si vous le permettiez, se hâta de répondre le cardinal.
– Monseigneur, je vous le permettrai peut-être quand la fortune m'aura souri assez longtemps pour que vous vous dispensiez de tomber à mes genoux si vite et de me baiser les mains si prématurément.
– Comment?
– Oui, quand je serai au-dessus de vos bienfaits, vous ne soupçonnerez plus que je recherche vos visites par un intérêt quelconque; alors vos vues sur moi s'ennobliront, j'y gagnerai, monseigneur, et vous n'y perdrez pas.
Elle se leva encore, car elle s'était rassise pour mieux débiter sa morale.
– Alors, dit le cardinal, vous m'enfermez dans des impossibilités.
– Comment cela?
– Vous m'empêchez de vous faire ma cour.
– Pas le moins du monde. Est-ce qu'il n'y a, pour faire la cour à une femme, que le moyen de la génuflexion et la prestidigitation?
– Commençons vivement, comtesse. Que voulez-vous me permettre?
– Tout ce qui est compatible avec mes goûts et mes devoirs.
– Oh! oh! vous prenez là les deux plus vagues terrains qu'il y ait au monde.
– Vous avez eu tort de m'interrompre, monseigneur, j'allais y ajouter un troisième.
– Lequel? bon Dieu!
– Celui de mes caprices.
– Je suis perdu.
– Vous reculez?
Le cardinal subissait en ce moment beaucoup moins la direction de sa pensée intérieure que le charme de cette provocante enchanteresse.
– Non, dit-il, je ne reculerai pas.
– Ni devant mes devoirs?
– Ni devant vos goûts et vos caprices.
– La preuve?
– Parlez.
– Je veux aller ce soir au bal de l'Opéra.
– Cela vous regarde, comtesse, vous êtes libre comme l'air, et je ne vois pas en quoi vous seriez empêchée d'aller au bal de l'Opéra.
– Un moment; vous ne voyez que la moitié de mon désir; l'autre, c'est que, vous aussi, vous veniez à l'Opéra.
– Moi! à l'Opéra… Oh! comtesse!
Et le cardinal fit un mouvement qui, tout simple pour un particulier ordinaire, était un bond prodigieux pour un Rohan de cette qualité.
– Voilà déjà comme vous cherchez à me plaire? dit la comtesse.
– Un cardinal ne va pas au bal de l'Opéra, comtesse; c'est comme si, à vous, je vous proposais d'entrer dans… une tabagie.
– Un cardinal ne danse pas non plus, n'est-ce pas?..
– Oh!.. non.
– Eh bien! pourquoi donc ai-je lu que M. le cardinal de Richelieu avait dansé une sarabande?
– Devant Anne d'Autriche, oui… laissa échapper le prince.
– Devant une reine, c'est vrai, répéta Jeanne en le regardant fixement. Eh bien! vous feriez peut-être cela pour une reine…
Le prince ne put s'empêcher de rougir, tout habile, tout fort qu'il était.
Soit que la maligne créature eût pitié de son embarras, soit qu'il lui fût expédient de ne pas prolonger cette gêne, elle se hâta d'ajouter:
– Comment ne me blesserais-je pas, moi, à qui vous faites tant de protestations, de voir que vous m'estimez moins qu'une reine, lorsqu'il s'agit d'être caché sous un domino et sous un masque, lorsqu'il s'agit de faire dans mon esprit, avec une complaisance que je ne saurais reconnaître, un de ces pas de géant que votre fameuse toise de tout à l'heure ne mesurerait jamais?
Le cardinal, heureux d'en être quitte à si bon marché, heureux surtout de cette perpétuelle victoire que l'adresse de Jeanne lui laissait remporter à chaque étourderie, se jeta sur la main de la comtesse en la serrant.
– Pour vous, dit-il, tout, même l'impossible.