Le cardinal regardait fixement la comtesse.
– Eh bien? demanda celle-ci.
– Eh bien! j'ai espéré que vous daigneriez accepter cette étroite maison. Vous comprenez, comtesse, je ne dis pas petite maison.
– Accepter, moi? Vous me donnez cette maison, monseigneur? s'écria la comtesse dont le cœur battait à la fois d'orgueil et d'avidité.
– Bien peu de chose, comtesse, trop peu; mais si je vous donnais plus, vous n'eussiez point accepté.
– Oh! ni plus ni moins, monseigneur, dit la comtesse.
– Vous dites, madame?
– Je dis qu'il est impossible que j'accepte un pareil don.
– Impossible! Et pourquoi?
– Mais parce que c'est impossible, tout simplement.
– Oh! ne prononcez pas ce mot-là près de moi, comtesse.
– Pourquoi?
– Parce que je ne veux pas y croire près de vous.
– Monseigneur!..
– Madame, la maison vous appartient, les clefs sont là, sur un plat de vermeil. Je vous traite comme un triomphateur. Voyez-vous encore une humiliation dans cela?
– Non, mais…
– Voyons, acceptez.
– Monseigneur, je vous l'ai dit.
– Comment, madame, vous écrivez aux ministres pour solliciter une pension; vous acceptez cent louis de deux dames inconnues, vous!
– Oh! monseigneur, c'est bien différent. Qui reçoit…
– Qui reçoit oblige, comtesse, dit noblement le prince. Voyez, je vous ai attendue dans votre salle à manger; je n'ai pas même vu le boudoir, ni les salons, ni les chambres: seulement, je suppose qu'il y a tout cela.
– Oh! monseigneur, pardon; car vous me forcez d'avouer qu'il n'existe pas d'homme plus délicat que vous.
Et la comtesse, si longtemps contenue, rougit de plaisir en songeant qu'elle allait pouvoir dire: ma maison.
Puis voyant tout à coup qu'elle se laissait entraîner, à un geste que fit le prince:
– Monseigneur, dit-elle en reculant d'un pas, je prie Votre Éminence de me donner à souper.
Le cardinal ôta un manteau dont il ne s'était pas encore débarrassé, approcha un siège pour la comtesse et, vêtu d'un habit de ville qui lui seyait à merveille, il commença son office de maître d'hôtel.
Le souper se trouva servi en un moment.
Tandis que les laquais pénétraient dans l'antichambre, Jeanne avait replacé un loup sur son visage.
– C'est moi qui devrais me masquer, dit le cardinal, car vous êtes chez vous; car vous êtes au milieu de vos gens; car c'est moi qui suis l'étranger.
Jeanne se mit à rire, mais n'en garda pas moins son masque. Et, malgré le plaisir et la surprise qui l'étouffaient, elle fit honneur au repas.
Le cardinal, nous l'avons déjà dit en plusieurs occasions, était un homme d'un grand cœur et d'un réel esprit.
La longue habitude des cours les plus civilisées de l'Europe, des cours gouvernées par des reines, l'habitude des femmes qui, à cette époque, compliquaient, mais souvent aussi résolvaient toutes les questions de politique; cette expérience, pour ainsi dire transmise par la voie du sang, et multipliée par une étude personnelle; toutes ces qualités, si rares aujourd'hui, déjà rares alors, faisaient du prince un homme extrêmement difficile à pénétrer pour les diplomates ses rivaux et pour les femmes ses maîtresses.
C'est que sa bonne façon et sa haute courtoisie étaient une cuirasse que rien ne pouvait entamer.
Aussi le cardinal se croyait-il bien supérieur à Jeanne. Cette provinciale, bouffie de prétentions, et qui, sous son faux orgueil, n'avait pu lui cacher son avidité, lui paraissait une facile conquête, désirable sans doute à cause de sa beauté, de son esprit, de je ne sais quoi de provocant qui séduit beaucoup plus les hommes blasés que les hommes naïfs. Peut-être, cette fois, le cardinal, plus difficile à pénétrer qu'il n'était pénétrant lui-même, se trompait-il; mais le fait est que Jeanne, belle qu'elle était, ne lui inspirait aucune défiance.
Ce fut la perte de cet homme supérieur. Il ne se fit pas seulement moins fort qu'il n'était, il se fit pygmée; de Marie-Thérèse à Jeanne de La Motte, la différence était trop grande pour qu'un Rohan de cette trempe se donnât la peine de lutter.
Aussi une fois la lutte engagée, Jeanne, qui sentait son infériorité apparente, se garda-t-elle de laisser voir sa supériorité réelle; elle joua toujours la provinciale coquette, elle fit la femmelette pour se conserver un adversaire confiant dans sa force et, par conséquent, faible dans ses attaques.
Le cardinal, qui avait surpris chez elle tous les mouvements qu'elle n'avait pu réprimer, la crut donc enivrée du présent qu'il venait de lui faire; elle l'était effectivement, car le présent était non seulement au-dessus de ses espérances, mais même de ses prétentions.
Seulement, il oubliait que c'était lui qui était au-dessous de l'ambition et de l'orgueil d'une femme telle que Jeanne.
Ce qui dissipa d'ailleurs l'enivrement chez elle, c'est la succession de désirs nouveaux immédiatement substitués aux anciens.
– Allons, dit le cardinal, en versant à la comtesse un verre de vin de Chypre dans une petite coupe de cristal étoilée d'or; allons, puisque vous avez signé votre contrat avec moi, ne me boudez plus, comtesse.
– Vous bouder, oh! non.
– Vous me recevrez donc quelquefois ici sans trop de répugnance?
– Jamais je ne serai assez ingrate pour oublier que vous êtes ici chez vous, monseigneur.
– Chez moi? folie!
– Non, non, chez vous, bien chez vous.
– Ah! si vous me contrariez, prenez garde!
– Eh bien! qu'arrivera-t-il?
– Je vais vous imposer d'autres conditions.
– Ah! prenez garde à votre tour.
– À quoi?