MADAME LAROCHE.
Vingt-neuf ans, à ce qu'elle disait. Moi je lui en aurais bien donné trente-trois ou trente-quatre.
SOPHIE.
C'est tout de même mourir jeune.
MADAME LAROCHE.
Je crois bien, c'est la fleur de notre âge; d'autant plus que si cette femme avait eu de la santé, il n'y avait rien de si heureux qu'elle. – Allonge donc tes points. – Adorée de son mari, qui a une très-jolie place…
SOPHIE.
Est-ce qu'il n'est pas pour les récompenses des mémorables journées?
MADAME LAROCHE.
Non, ça c'est à la mairerie; mais son bureau est rue de Grenelle. C'est lui qui fait payer les suminaires.
SOPHIE, d'un air dédaigneux.
Ah! un fanatique.
MADAME LAROCHE.
Eh bien! magine-toi qu'elle avait trois cachemires, deux français et un vrai des Indes…
SOPHIE.
Trois châles pour lors?
MADAME LAROCHE.
Une paire de boucles d'oreilles en diamans, des bagues l'impossible; montée en robes, en linge; que son mari ne la contrariait jamais, qu'elle ordonnait tout dans la maison; même que son fils qui est gentil tout plein est très-fort et très-grand pour son âge; avec tout ça fallait qu'elle fût pomonique.
SOPHIE.
C'est terrible, ça!
MADAME LAROCHE, d'un air capable.
Mais vois-tu ben, je l'ai dit quand j'ai vu son médecin: C't'homme-là ne la réchappera pas.
SOPHIE.
Taisez-vous donc; vos médecins c'est tous des faiseurs d'embarras. – V'là qu'est fait, mère Laroche.
MADAME LAROCHE.
En te remerciant, ma fille. – Maintenant c'n'est pas le tout: faut que tu me sortes adroitement le petit paquet d'hardes, parce que moi, la portière a toujours l'habitude de m'appeler quand je passe, de manière que si je n'entrais pas pour jaser un peu dans sa loge, ça ferait un mauvais effet. – Tu fileras vite; alors toi t'auras le canezou.
SOPHIE.
Convenu. – Et vous, comme ça, vous allez rester toute la nuit auprès d'elle?
MADAME LAROCHE.
Pauvre chère femme, c'est le dernier service.
SOPHIE.
Je n'oserais jamais, moi.
MADAME LAROCHE.
Ah ben! par exemple, as-tu pas peur qu'elle vienne te tirer par les pieds? Comme dit l'auteur, va, les morts sont morts; laissons en paix leur cendre.
SOPHIE.
Bonsoir, mère Laroche.
MADAME LAROCHE.
Bonsoir, ma fille. – Ne t'amuse pas en route, que la mère serait inquiète. Vois-tu, le canezou qui est peut-être un peu élégant pour toi, tu pourrais ôter un rang; ça te ferait une jolie garniture de bonnet.
SOPHIE.
Oui, mame Laroche.
MADAME LAROCHE.
Attends, je descends avec toi. Je vais dire à la cuisine qu'on me fasse un peu de vin sacré! L'air de la nuit est mauvaise, il faut se tenir l'estomac chaud.
(Elles sortent.)
SCÈNE II.
(LUNDI SOIR HUIT HEURES. – Le cabinet de Royer.)
ROYER, BOISSEL.
BOISSEL, entrant.
Monsieur le directeur m'a fait demander?
ROYER.
Oui, mon cher Boissel. Entrez, vous savez le malheur qui m'est arrivé?