On dut lui obéir; toute espérance était détruite, et résister à ses vives instances eût été une cruauté inutile. Henri et son père la suivirent. Quand elle fut arrivée au lieu qu'elle avait désigné, elle dit:
«Je me souviens d'avoir été là dimanche; on me soutenait, mais je pouvais encore marcher… Maintenant…
Henri cachait sa figure entre ses mains et pleurait.
«Mon ami, lui dit-elle, je vais là où sont mes soeurs, là où nous nous reverrons tous, là où nous nous retrouverons. Adieu… embrassez-moi une fois avant de mourir.»
Il se baissa; à peine eut-elle la force de l'entourer de ses bras… un long soupir s'échappa… c'était le dernier.
J'ai assisté aux funérailles de la dernière de ces infortunées; je l'ai vue descendre dans l'étroit et dernier séjour où elle repose. La stupide et muette douleur du père me pénétra. L'ame de cet homme était elle-même ébranlée. Quant à moi, le souvenir des trois soeurs ne m'a plus quitté. Que sont les grandes infortunes dont on nous parle, les angoisses des ambitions trompées qui remplissent l'histoire, les malheurs bruyans, les catastrophes éclatantes qui nous émeuvent parce qu'elles nous effraient, auprès de cette vie, de cette mort, de ce long supplice, de ce mouvement continuel, sensible, vers le terme fatal, de cette longue souffrance suivie d'un long oubli!
Nées avec tout ce qui donne le bonheur et le fait partager aux autres, faites pour aimer, pour être aimées, pour sentir toutes les affections du coeur, quelles traces ont-elles laissées au monde? Trois pierres funéraires dans le Rutlandshire. Souffrances du martyr, malheurs du génie, revers du héros, ont leur consolation et leur récompense; mais ici tant d'obscurité et tant de douleur! se voir mourir, se sentir s'éteindre! Non, dans la longue liste des douleurs humaines, il n'en est pas de plus dénuée de compensation et d'allégement que le sort de ces trois soeurs, cette existence qui ne fut qu'un sacrifice à la mort, une consécration de trois victimes.
LES REGRETS
AVERTISSEMENT DES ÉDITEURS.
On nous fera remarquer, nous nous y attendons bien, que la composition dramatique que l'on va lire n'est pas conséquente au titre de ce livre, qui promet des contes et non des proverbes; mais le moyen d'obtenir que l'imagination capricieuse à laquelle est dû ce recueil gardât, l'espace d'un volume, l'unité d'une forme littéraire? Dans ses habitudes fantasques, avoir conté pendant deux cents pages devenait une raison toute concluante pour quitter la forme du récit, et se jeter brusquement dans celle du drame; bien heureux le lecteur qu'elle n'ait pas eu l'idée de prendre sa lyre, pour formuler, sous le titre d'Inondations, de Stupéfactions, ou de Dévastations, deux ou trois confidences de poésie rêveuse.
Mais une chose bien autrement difficile à excuser, c'est l'atroce calomnie dirigée contre la nature humaine, dans une suite de scènes où l'on semble avoir voulu nier la religion des morts. Nous avons eu beau nous récrier sur la crudité de ce tableau, protester contre sa vérité, la mégère avec laquelle nous avions traité nous a répondu que nous étions d'honnêtes coeurs, simples et naïfs, qui n'avions rien observé, et qui prenions plaisir à nous leurrer d'agréables mensonges; elle nous a soutenu, par exemple, qu'un mari, venant à perdre sa femme, était quelquefois capable, non seulement de dîner, mais aussi de l'oublier le jour même de son enterrement. Elle s'est jetée dans une métaphysique incroyable pour nous prouver que les enfans, à l'exception de quelques-uns d'entre eux, chez lesquels la sensibilité se développait prématurément, n'avaient que l'intelligence de la douleur physique. Enfin elle a été jusqu'à prétendre qu'ordinairement les domestiques se souciaient fort peu de la mort de leurs maîtres, et qu'ils n'y voyaient guère que l'occasion d'un habit neuf, dans le cas où on leur faisait prendre le deuil.
Nous n'avons pas besoin de dire l'indignation profonde que nous a causée le développement de ces principes subversifs. Tout le monde sait, de reste, qu'un homme tombant dans le veuvage reste toujours de huit à quinze jours sans manger; que des enfans à la mamelle ont été vus pleurant à chaudes larmes le jour de la mort de leur mère, surtout quand la nourrice oubliait de leur donner à téter, et que, chez les anciens, des esclaves se précipitaient souvent au milieu du bûcher de leurs maîtres, afin de ne pas leur survivre. Obligés d'éditer, dans toute son atrocité, une conception immorale, nous nous empressons de faire ici nos réserves, en priant le public de croire qu'il n'a pas tenu à nous qu'elle ne fût pas publiée.
P.S. Nous déclarons en outre ne pas nous associer aux insinuations qu'on paraît avoir voulu diriger contre deux classes de femmes recommandables par les soins qu'elles rendent à l'humanité souffrante: celle des garde-malades, et celle des femmes dites entretenues.
PERSONNAGES.
Mme LAROCHE, garde-malade.
SOPHIE, ouvrière en linge.
ROYER, chef de division au ministère des affaires ecclésiastiques, officier de la légion-d'honneur.
BOISSEL, premier expéditionnaire de son cabinet.
UN APPRENTI IMPRIMEUR.
ERNEST ROYER, fils de Royer, âgé de cinq ans et quelques mois.
CHARLES, son ami, âgé de six ans.
MARGUERITE, cuisinière de Royer.
PICARD, dit COEUR-VOLANT, croque-mort.
DEUX PROCHES PARENS DE ROYER, DU CÔTÉ DE SA FEMME.
DEUX AMIS ET CONNAISSANCES.
UN GARÇON DE RESTAURANT.
Mme SAINT-LÉON, rentière.
JULIE, sa femme de chambre.
GUSTAVE, clerc de notaire.
Mme SAGOT, marbrière.
JEAN, ouvrier chez Mme Sagot.
LES REGRETS.
SCÈNE 1re.
(LUNDI SOIR SEPT HEURES. – Une chambre à coucher en désordre. – Sur la cheminée plusieurs fioles ayant contenu des potions.)
MADAME LAROCHE, versant dans une cuiller un restant de bouteille.
Pauvre chère femme! elle n'a pas eu le temps seulement de finir son looch. (Buvant.) Il était fameux pourtant. Faudra que j'en fasse compliment à M. Cadet. (S'approchant du lit où Sophie est occupée à coudre.) Ah ben! par exemple, vas-tu pas me coudre ça à points-arrière?
SOPHIE.
Mais il me semble, mame Laroche, qu'il faut que ça soye solide: c'est pas pour un jour que je l'ourle.
MADAME LAROCHE.
Sois donc tranquille, ça tiendra toujours assez bien pour jusqu'au cimetière; après ça c'est l'affaire aux vers.
SOPHIE.
Saprestie! êtes-vous philosophe! Elle vous parle de ça comme d'une demi-tasse à avaler.
MADAME LAROCHE.
Tu sens bien, chère petite, qu'on n'est pas venu jusqu'à mon âge, ayant gardé quantité de malades que beaucoup me sont passés dans les bras, sans se familiariser avec eux sur la chose de mourir. Car enfin qu'est-ce que la mort? c'est le terme, c'est déménager, c'est finir. Aujourd'hui pour demain, ça peut être notre tour.
SOPHIE.
S'entend, mère Laroche, que le vôtre est plus près que le mien.
MADAME LAROCHE.
Ah! mon Dieu, pauvre bichonne, j'ai vu encore périr plus d'une jeunesse. Tiens donc, la petite Leroy, qui allait sur ses dix ans, et qui vous a été troussée en trois jours de temps, la semaine passée.
SOPHIE.
Oui, mais d'abord les enfans sont bien plus susceptibles à mourir que les jeunes personnes. – Quel âge qu'elle avait, cette pauvre dame que je tiens là?