– Les Souza, voyez-vous, disait Beausire, ne sont pas de ces Portugais encroûtés qui s'en tiennent à la vie du quatorzième siècle, comme vous en verriez beaucoup dans nos provinces. Non, ce sont des gentilshommes voyageurs, riches à millions, qui seraient rois quelque part si l'envie leur en prenait.
– Mais elle ne leur prend pas, dit spirituellement monsieur Ducorneau.
– Pour quoi faire, monsieur le chancelier? est-ce qu'avec un certain nombre de millions et un nom de prince, on ne vaut pas un roi?
– Oh! mais voilà des doctrines philosophiques, monsieur le secrétaire, dit Ducorneau surpris; je ne m'attendais pas à voir sortir ces maximes égalitaires de la bouche d'un diplomate.
– Nous faisons exception, répondit Beausire un peu contrarié de son anachronisme; sans être un voltairien ou un Arménien à la façon de Rousseau, on connaît son monde philosophique, on connaît les théories naturelles de l'inégalité des conditions et des forces.
– Savez-vous, s'écria le chancelier avec élan, qu'il est heureux que le Portugal soit un petit État!
– Eh! pourquoi?
– Parce que, avec de tels hommes à son sommet, il s'agrandirait vite, monsieur.
– Oh! vous nous flattez, cher chancelier. Non, nous faisons de la politique philosophique. C'est spécieux, mais peu applicable. Maintenant brisons là. Il y a donc cent huit mille livres dans la caisse, dites-vous?
– Oui, monsieur le secrétaire, cent huit mille livres.
– Et pas de dettes?
– Pas un denier.
– C'est exemplaire. Donnez-moi le bordereau, je vous prie.
– Le voici. À quand la présentation, monsieur le secrétaire? Je vous dirai que dans le quartier c'est un sujet de curiosité, de commentaires inépuisables, je dirai presque d'inquiétudes.
– Ah! ah!
– Oui, l'on voit de temps en temps rôder autour de l'hôtel des gens qui voudraient que la porte fût en verre.
– Des gens!.. fit Beausire, des gens du quartier?
– Et autres. Oh! la mission de monsieur l'ambassadeur étant secrète, vous jugez bien que la police s'occupera vite d'en pénétrer les motifs.
– J'ai pensé comme vous, dit Beausire assez inquiet.
– Tenez, monsieur le secrétaire, fit Ducorneau en menant Beausire au grillage d'une fenêtre qui s'ouvrait sur le pan coupé d'un pavillon de l'hôtel. Tenez, voyez-vous dans la rue cet homme en surtout brun sale?
– Oui, je le vois.
– Comme il regarde, hein?
– En effet. Que croyez-vous qu'il soit, cet homme?
– Que sais-je, moi… Un espion de monsieur de Crosne, peut-être.
– C'est probable.
– Entre nous soit dit, monsieur le secrétaire, monsieur de Crosne n'est pas un magistrat de la force de monsieur de Sartine. Avez-vous connu monsieur de Sartine?
– Non, monsieur, non!
– Oh! celui-là vous eût dix fois déjà devinés. Il est vrai que vous prenez des précautions…
La sonnette retentit.
– Monsieur l'ambassadeur appelle, dit précipitamment Beausire, que la conversation commençait à gêner.
Et, ouvrant la porte avec force, il repoussa avec les deux battants de cette porte deux associés qui, l'un la plume à l'oreille et l'autre le balai à la main, l'un service de quatrième ordre, l'autre valet de pied, trouvaient la conversation longue et voulaient y participer, ne fût-ce que par le sens de l'ouïe.
Beausire jugea qu'il était suspect, et se promit de redoubler de vigilance.
Il monta donc chez l'ambassadeur, après avoir, dans l'ombre, serré la main de ses deux amis et co-intéressés.
Chapitre XLIII
Où monsieur Ducorneau ne comprend absolument rien à ce qui se passe
Don Manoël y Souza était moins jaune que de coutume, c'est-à-dire qu'il était plus rouge. Il venait d'avoir avec monsieur le commandeur valet de chambre une explication pénible.
Cette explication n'était pas encore terminée.
Lorsque Beausire arriva, les deux coqs s'arrachaient les dernières plumes.
– Voyons, monsieur de Beausire, dit le commandeur, mettez-nous d'accord.
– En quoi? dit le secrétaire, qui prit des airs d'arbitre, après avoir échangé un coup d'œil avec l'ambassadeur, son allié naturel.
– Vous savez, dit le valet de chambre, que monsieur Bœhmer doit venir aujourd'hui conclure l'affaire du collier.
– Je le sais.
– Et qu'on doit lui compter les cent mille livres.
– Je le sais encore.
– Ces cent mille livres sont la propriété de l'association, n'est-ce pas?
– Qui en doute?
– Ah! monsieur de Beausire me donne raison, fit le commandeur en se retournant vers don Manoël.
– Attendons, attendons, dit le Portugais en faisant un signe de patience avec la main.
– Je ne vous donne raison que sur ce point, dit Beausire, que les cent mille livres sont aux associés.
– Voilà tout; je n'en demande pas davantage.