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On lui riait au nez, on prétendait que la fièvre le poursuivait encore; personne, si ce n'est le fermier, ne s'apercevait de cette étrange particularité.

La nuit vint: c'était pour Muirland la nuit des noces, car jusqu'à ce moment il n'avait été mari que de nom. La beauté de sa femme l'avait ému, bien que selon lui elle n'eût pas de paupières. Il se promenait donc de braver résolument sa propre terreur, et de profiter au moins de la faveur singulière que le ciel ou l'enfer lui envoyait. Nous demandons ici au lecteur de nous concéder tous les priviléges du roman et de l'histoire, et de passer rapidement sur les premiers événemens de cette nuit; nous ne dirons pas combien la belle Spellie (c'était son nom) paraissait plus belle encore dans ses nocturnes atours.

Muirland s'éveilla, rêvant qu'une clarté subite du soleil illuminait tout à coup la chambre basse où était placé le lit nuptial. Ébloui par ces rayons ardens, il se lève en sursaut et voit les yeux éclatans de sa femme tendrement fixés sur lui.

«Diable! s'écria-t-il, mon sommeil, en effet, est une injure à sa beauté! Il chassa donc le sommeil, et dit à Spellie mille choses aimables et tendres auxquelles la jeune fille des montagnes répondit de son mieux.

Jusqu'au matin, Spellie n'avait pas dormi.

«Comment dormirait-elle, en effet, se demandait Muirland, elle n'a pas de paupière?»

Et son pauvre esprit retombait dans un abîme de méditations et de craintes. Le soleil se leva. Muirland était pâle et abattu; la fermière avait les yeux plus étincelans que jamais. Ils passèrent la matinée à se promener sur les bords de la Doon. La jeune épouse était si jolie que son mari, malgré sa surprise et la fièvre à laquelle il était en proie, ne put la contempler sans admiration.

«Jock, lui dit-elle, je vous aime autant que vous aimiez Tuilzie; toutes les jeunes filles des environs me portent envie: aussi prenez-y garde, mon ami, je serai jalouse, je vous surveillerai de près.» Les baisers de Muirland arrêtèrent ces paroles; cependant les nuits se succédèrent, et au milieu de chaque nuit les yeux éclatans de Spellie arrachaient le fermier à son sommeil; la force du fermier y succombait.

«Mais, ma chère amie, demanda Jock à sa femme, est-ce que vous ne dormez jamais?

– Dormir, moi!

– Oui, dormir! il me semble que depuis que nous sommes mariés vous n'avez pas dormi un moment.

– Dans ma famille, on ne dort jamais.»

Les orbes azurés de la jeune femme versaient des rayons plus ardens.

«Elle ne dort pas! s'écria avec désespoir le fermier, elle ne dort pas!»

Il retomba épuisé et terrifié sur l'oreiller.

«Elle n'a pas de paupières, elle ne dort pas! répéta-t-il.

– Je ne me lasse pas de te voir, reprit Spellie, et je te surveillerai de plus près.»

Pauvre Muirland! les beaux yeux de sa femme ne lui laissaient pas de repos; c'étaient, comme disent les poètes, des astres éternellement allumés pour l'éblouir. On fit dans le canton plus de trente ballades adressées aux beaux yeux de Spellie. Quant à Muirland, un beau jour il disparut. Trois mois s'étaient écoulés; le supplice qu'avait éprouvé le fermier avait épuisé sa vie, dévoré son sang; il lui semblait que ce regard de feu le brûlait. S'il revenait des champs, s'il restait à la maison, s'il allait à l'église, toujours ce rayon terrible dont la présence et l'éclat pénétraient jusqu'au fond de son être et le faisaient tressaillir d'horreur. Il finit par détester le soleil, par fuir le jour.

Le même supplice que la pauvre Tuilzie avait souffert était devenu le sien; au lieu de l'inquiétude morale qui, pendant son premier mariage, l'avait transformé en bourreau de la jeune fille, et que les hommes appellent du nom de jalousie, il se trouvait placé sous l'inquisition physique et inéluctable d'un oeil qui ne se fermait jamais: c'était encore la jalousie, mais transformée en image palpable, l'inquisition devenue type. Il laissa sa ferme, quitta ses domaines, passa la mer et s'enfonça dans les forêts de l'Amérique septentrionale, où beaucoup de gens de son pays ont été fonder des habitations et bâtir leur hutte paisible. Les savanes de l'Ohio lui offraient un asile assuré à ce qu'il croyait; il préférait sa pauvreté, la vie du colon, le serpent caché dans les buissons épais, une nourriture sauvage, grossière et incertaine, à son toit écossais, sous lequel l'oeil jaloux et toujours ouvert reluisait pour son tourment. Après avoir passé un an dans cette solitude, il finit par bénir son sort: au moins il trouvait le repos au sein de cette nature féconde. Il n'entretenait aucune correspondance avec la Grande-Bretagne, de peur d'avoir des nouvelles de sa femme; quelquefois dans ses rêves il voyait encore cet oeil ouvert, cet oeil sans paupières, et se réveillait en sursaut; mais c'était tout ce qu'il avait à souffrir; il s'assurait bien que la vigilante et redoutable prunelle n'était plus auprès de lui, ne le pénétrait, ne le dévorait pas de ses clartés insupportables, et il se rendormait heureux.

Les Narraghansetts, tribu voisine de son habitation, avaient pris pour sachem ou pour chef Massasoit, vieillard maladif, dont le caractère était pacifique, et dont Jock Muirland se concilia aisément la bienveillance en lui donnant de l'eau-de-vie de grain qu'il savait distiller. Massasoit tomba malade; son ami Muirland vint le visiter dans sa hutte.

Imaginez un wigwam indien, cabane pointue, avec un trou pour laisser échapper la fumée; au milieu de ce pauvre palais, un foyer embrasé; sur des peaux de buffle, étendues par terre, le vieux chef malade; autour de lui les principaux sagamores du canton, hurlant, criant, pleurant et faisant un tapage qui, loin de guérir le malade, eût rendu malade un homme en bonne santé. Un powam ou médecin indien conduisait le choeur et la danse lugubres; les échos voisins retentissaient du bruit que faisait cette étrange cérémonie: c'étaient là les prières publiques offertes aux divinités du pays.

Six jeunes filles étaient occupées à masser les membres nus et froids du vieillard: l'une d'elles, fort jolie, âgée à peine de seize ans, pleurait en s'acquittant de cet office. Le bon sens de l'Écossais lui fit bientôt reconnaître que tout cet appareil médical n'aboutirait qu'au meurtre de Massasoit; en sa qualité d'Européen et de blanc il passait pour médecin inné. Il profita de l'autorité que ce titre lui donnait, fit sortir tous les hurleurs et s'approcha du sachem.

«Qui vient près de moi? demanda le vieillard.

– Jock, l'homme blanc!

– Oh! reprit le sachem en lui tendant sa main desséchée, nous ne nous verrons plus, Jock!»

Jock, bien qu'il eût peu de connaissances en médecine, s'aperçut sans peine que notre sachem avait tout simplement une indigestion; il le secourut, ordonna que l'on se tût autour de lui, le mit à la diète, puis lui fit un excellent potage écossais que le vieillard avala en guise de médecine. Bref, en trois jours Massasoit était revenu à la vie; les hurlemens de nos Indiens et leurs danses recommencèrent, mais ces hymnes sauvages n'exprimaient plus que la gratitude et la joie. Massasoit fit asseoir Jock sur sa hutte, lui donna son calumet à fumer, et lui présenta sa fille, Anauket, la plus jeune et la plus jolie de celles que Muirland avait vues dans la cabane.

«Tu n'as pas de squaw[11 - Femme], lui dit le vieux guerrier; prends ma fille et honore ma tête blanchie.»

Jock tressaillit; il se rappela le souvenir de Tuilzie et de Spellie, le mariage lui avait si mal réussi.

Cependant la jeune Squaw était douce, naïve, obéissante. Un mariage dans les déserts s'environne de bien peu de cérémonies; il a peu de conséquences funestes pour un Européen. Jock se résigna, et la belle Anauket ne lui donna aucun sujet de se repentir de son choix.

Un jour, c'était le huitième jour de leur union, tous deux, par une belle matinée d'automne, s'étaient embarqués sur l'Ohio. Jock avait emporté son fusil de chasse. Anauket, habituée à ces expéditions qui composent toute la vie sauvage, aidait et servait son mari. Le temps était magnifique; les rives de ce beau fleuve offraient aux amans des points de vue enchanteurs.

Jock avait fait bonne chasse. Une pintade aux ailes éclatantes frappa ses regards; il l'ajusta, la blessa, et l'oiseau, frappé de mort, alla tomber, en gémissant, sous d'épais halliers. Muirland ne voulait pas perdre une proie aussi belle; il amarra son bateau, et courut à la recherche du résultat de sa conquête. Il avait battu inutilement plusieurs buissons, et son obstination d'Écossais le plongeait et l'enfonçait de plus en plus dans l'épaisseur du bois. Il se trouva bientôt environné d'arbres de haute futaie et placé au centre d'une de ces salles de verdure naturelles que l'on trouve dans les forêts d'Amérique, quand une clarté traversa le feuillage et pénétra jusqu'à lui. Il tressaillit: ce rayon le brûlait; cette lumière insupportable le contraignait à baisser les yeux.

L'oeil sans paupière était là, vigilant et éternel.

Spellie avait passé la mer; elle avait trouvé la trace de son mari, elle le suivait à la piste; elle avait tenu sa parole, et sa redoutable jalousie accablait déjà Muirland de justes reproches. Il courut vers le rivage, poursuivi par l'oeil sans paupière, vit l'onde claire et pure de l'Ohio, et s'y précipita dans sa terreur. Telle fut la fin de Jock Muirland; elle se retrouve consacrée dans une légende écossaise, les bonnes femmes l'expliquent à leur manière. Elles affirment que c'est une allégorie, et que l'Oeil sans paupière, c'est l'oeil toujours ouvert de la femme jalouse, le plus terrible des supplices.

SARA LA DANSEUSE

Non, s'écriait, un soir de sabbat, le juif Fleischmann en frappant vivement de son poing la table sur laquelle il venait de souper; non, jamais je ne souffrirai que ma fille monte sur un théâtre pour amuser par ses pirouettes les oisifs de Berlin! Danseuse! Par Abraham, ma fille danseuse, quand le jeune Aaron la demande en mariage, et que demain elle pourrait être la première marchande de chevaux de tout le Mecklembourg! – Je ne dis pas non, reprenait sa femme; mais si pourtant elle devait faire fortune dans cet état, on peut très-bien y vivre honnêtement, quoique les dames de théâtre ne soient pas toutes en possession d'une excellente réputation. – Taisez-vous, reprenait Fleischmann, vous en savez, vous, des danseuses qui ne soient pas des Babylones vivantes? J'aimerais mieux, comme notre grand patriarche, être obligé de la sacrifier moi-même, de mes propres mains, que de la laisser entrer dans une pareille vie. La fille de Fleischmann sauteuse publique!! – Mais enfin, mon ami, reprenait la mère, David a dansé devant l'arche. – Il y dansait, répondit solennellement le vieux juif, pour célébrer les louanges du Seigneur, et sa danse ne ressemblait en aucune manière à celle que votre Sara voudrait pratiquer. C'était une danse grave, mesurée… – Pour cela, mon ami, c'est ce que vous ne savez pas. Le livre de Samuel, que les chrétiens appellent le livre des Rois, ne dit pas du tout une danse plutôt qu'une autre. – Langue de l'enfer, s'écria Fleischmann avec une voix retentissante, que ne prends-tu avec toi ta fille, et ne la mènes-tu par les rues, comme je l'ai vu faire à d'honnêtes mères lors de mon voyage à Paris?» Cette brillante apostrophe ferma la bouche de Mme Fleischmann, qui, sans plus rien ajouter, se mit à ôter le couvert; et elle ne reparla plus que pour rappeler à son mari, absorbé dans ses pensées, qu'il était temps de se coucher, car dix heures venaient de sonner à l'horloge de Saint-Cyprien.

Trois mois après cette conversation, la salle du grand théâtre de Berlin était pleine comme depuis long-temps elle ne l'avait pas été, et dans une des loges de l'avant-scène, occupée par l'ambassadeur de France et l'un des secrétaires de légation, avant que la toile ne fût levée, avait lieu la conversation suivante.

«Une juive pour maîtresse, disait le jeune secrétaire, a toujours été dans ma pensée l'idéal du bonheur, et si votre excellence ne la prend dans sa maison, je compte bien me mettre en diplomatie pour arriver jusqu'à son coeur. Sara! monseigneur; comprenez-vous ce que doit être dans les bras de son amant une femme qui s'appelle Sara? – Sans doute, reprenait l'ambassadeur. A ce nom seul revivent tous les souvenirs de la vie patriarcale, et pour peu que la petite ait le pied bien et les formes gracieuses, je pourrais bien faire quelque chose pour elle. Aussi bien la Ripiena vieillit beaucoup. Je ne sache rien dans le monde dont on se lasse aussi vite que d'un contr'alto. – Et puis, ajoutait le secrétaire, il n'est pas jusqu'aux circonstances de son début qui donnent à ce sujet un attrait tout-à-fait piquant et romanesque. Son père est un juif à principes, qui voulait la marier à un marchand de chevaux, plutôt que de la laisser devenir la Terpsichore de l'Allemagne. Elle procède de par une vocation. Avant de monter sur la scène, elle a bravement rompu avec toute sa famille; aussi jurerais-je sur mon ambassade à venir qu'elle ira plus loin qu'aucune des célébrités dansantes de la chrétienté… – Silence! interrompit l'ambassadeur; je vois là-bas le chargé d'Espagne qui cause avec le conseiller intime. Laissez-moi observer leurs figures; j'ai dans l'idée qu'ils trament quelque chose.» Un peu après, l'ouverture commença, la toile fut levée, et des nymphes et des amours firent l'exposition de la pièce, en dansant avec des guirlandes, ce qui laissa comprendre aux spectateurs que c'étaient des nymphes et des amours qui dansaient avec des guirlandes. A la troisième scène parut Sara. C'était une grande fille, aux cheveux noirs, aux formes élégantes et élancées, comme la Sulamite du Cantique des Cantiques. Depuis un siècle peut-être rien d'aussi voluptueux n'avait paru sur la scène du grand théâtre. En un moment toutes les puissances européennes, dans la personne de leurs représentans, furent embrasées pour elle des feux les plus vifs. Il y aurait eu de quoi rompre à jamais l'équilibre et la paix de l'Europe, sans un incident qui se présenta.

Au moment où la jeune débutante, après s'être long-temps dérobée aux poursuites d'un Zéphyr, tombait comme épuisée dans ses bras et lui laissait prendre un baiser au vol, un homme dont le costume n'avait rien de mythologique, portant une longue barbe et un chapeau à larges bords, sort vivement de la coulisse, court à la débutante, la saisit par sa robe qu'il froisse et qu'il déchire. «Malheureuse! s'écrie-t-il, rien n'a pu t'arrêter, il a fallu que tu vinsses te prostituer à la face de tout Berlin! Eh bien! aussi à la face de tout Berlin je te maudis, et je demande au ciel qu'il te fasse mourir dans la honte et dans la misère; je te maudis!» répéta-t-il. Et bien qu'il ne fût pas le moindrement du monde comédien, jamais au théâtre malédiction paternelle n'avait produit un pareil effet.

A cette terrible apparition, Sara se trouva mal; deux soldats de la garde du roi, en faction dans les coulisses, s'emparèrent du perturbateur et le mirent à la porte de la scène, où sa qualité de père au désespoir ne lui donnait point entrée. Le directeur du théâtre ne pouvait comprendre la colère de cet homme, quand il avait fait à sa fille l'engagement le plus avantageux qui depuis dix ans peut-être eut été signé. Les puissances européennes furent un peu dérangées dans leur plan respectif par cette intervention qu'elles n'avaient pas prévue; parmi les femmes il n'y avait qu'une voix: la débutante était passable, mais il fallait qu'elle fût une fille bien perdue et bien abandonnée pour donner à un père si respectable un chagrin si cruel. Quant aux gens du parterre, qui d'abord avaient paru touchés de cette scène, revenus de leur première émotion, ils demandèrent qu'on leur rendît leur argent ou la danseuse, attendu que l'affiche n'avait pas prévenu qu'elle eût un père, et qu'ils étaient venus pour assister à un ballet et non à un drame bourgeois; les choses ne se fussent point passées autrement si l'on fût venu annoncer que le premier ténor était surpris tout à coup par un enrouement, ou que le premier sujet de la danse venait de se donner une entorse.

En rentrant chez eux (depuis plusieurs mois ils ne demeuraient plus sous le même toit), le père et la fille furent saisis tous les deux d'une fièvre violente, résultat de l'émotion à laquelle ils avaient été soumis. Mais la fille avait dix-sept ans, et la vie chez elle achevait à peine de se compléter; chez le vieux père, au contraire, la nature en décadence depuis long-temps menaçait ruine; elle s'en fut du coup. On le porta au cimetière des juifs, qui est placé en dehors de la porte de la ville, sur le chemin de France; en sorte que, deux mois après, lorsque Sara passa par cette route dans la voiture de l'ambassadeur, elle ne put s'empêcher de penser au vieux Fleischmann et à sa malédiction.

C'est une chose étrange que la malédiction d'un père. Ce n'est pas une force, comme disent les mathématiciens; ce n'est pas un corps, une substance, une chose matérielle, avec laquelle vous puissiez toucher celui auquel vous l'adressez; trois mots: Je te maudis; ce n'est autre chose que l'expression d'un voeu pour son malheur, lequel ne devait pas avoir plus de portée que cette autre forme, bien plus usuelle et bien plus arrêtée: Que le diable t'emporte! Et cependant, d'ordinaire, la vie d'un homme s'en trouve flétrie, et il est rare qu'il mène à bien son existence, lorsqu'il en marche chargé.

Pour Sara, moins d'un quart de lieue après le cimetière, dont, au reste, aucune voix n'était sortie pour répéter l'anathème, elle avait cessé d'y songer. Elle trouvait une profonde volupté à se sentir emportée d'un train rapide vers Paris, où les danseuses sont en honneur comme jadis la vertu à Rome; elle était fière, autant toutefois qu'on peut l'être de supporter un poids assez gênant, de soutenir la tête de l'ambassadeur de France endormi, et reposant avec toute sa politique sur son épaule. De temps en temps ses grands yeux noirs de danseuse rencontraient ceux du jeune secrétaire qui aimait tant les jeunes filles de Sion, et ils augmentaient chez lui la langueur voluptueuse qui vient visiter le voyageur glissant dans une berline bien suspendue, sur une route bien unie, lorsqu'aucune pensée triste ne le tourmente, qu'aucun cahos ne le réveille, et qu'il n'a pas trop hâte d'arriver.

Au milieu de cette douce extase, les voyageurs croient s'apercevoir que le train de la voiture redouble de vitesse. Bientôt les cris du postillon et le mouvement de plus en plus rapide des roues leur font comprendre que les chevaux s'emportent, et qu'ils sont, pour le moins, exposés au danger de verser. Si la chose se fût passée en France, où, grâce à l'état des routes, les voitures de voyage en ont une sorte d'habitude, le péril eût été moins sérieux; mais, en Allemagne, rien ne se fait qu'en conscience, et quand une chaise vient à être brisée, il est rare que le malencontreux propriétaire s'en tire à moins de quelque côte enfoncée. L'événement ne fut que trop conséquent à cet usage; la voiture, entraînée par les chevaux, roula dans un fossé profond; l'ambassadeur eut une cuisse cassée; le jeune homme, la moitié des dents brisées. Pour la jeune juive, tirée du ravin dans un état à faire pitié, on la transporta au plus prochain village. Le chirurgien de l'endroit s'empara d'elle, et, sous le prétexte qu'il voulait lui sauver la vie, il lui travailla les chairs en tout sens, et la fit cruellement souffrir. Durant la nuit qui suivit cette torture, elle entra dans le délire, parla de son père, de Berlin, de Paris, de diplomatie, de pas de deux; sur le matin elle rendit le dernier soupir. Le lendemain, Sara la danseuse était étendue entre deux lits de terre, et les vers commençaient leur travail.

Voilà qui était bien pour ce monde-ci, reste à savoir ce qui allait se passer dans l'autre.

Aussitôt que l'ame de Sara se fut séparée de son corps, elle commença à s'avancer à travers des régions infinies et solitaires où elle eut peur de sa solitude.

A la fin elle arriva devant son juge, qu'elle n'osa jamais contempler face à face, et son jugement commença.

«Ame que j'avais faite à mon image, d'où viens-tu?»

L'ame répondit: «Je reviens d'en bas.

– Le temps que je t'avais donné à y passer, qu'en as-tu fait?

– Il fut bien court, reprit l'ame.
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